Les agences Fitch et Moody’s s’apprêtent à rendre leur verdict ce vendredi 26 avril sur la notation de la France. La décision est suivie de près par l’exécutif qui craint une dégradation de son évaluation. Il y a un an, Fitch décidait d’abaisser la note souveraine de la France, de AA à AA-, sans réelle conséquence. Le sociologue, Benjamin Lemoine, chercheur au CNRS et auteur de La démocratie disciplinée par la dette (Edition La découverte) et Véronique Riches-Flores, économiste et fondatrice de RichesFlores Research reviennent pour Forbes France, sur le fonctionnement des agences de notation, les conséquences de leurs évaluations sur la soutenabilité de la dette française…
Forbes France : Quels modèles économiques ces agences de notation mettent-elles en avant ?
Benjamin Lemoine : Leur évaluation économique repose en réalité sur les indicateurs de soutenabilité tout à fait standards et de seconde main, ceux mis à disposition par la commission européenne, le FMI, l’OCDE, et les administrations statistiques nationales. Leur valeur ajoutée est de construire une grammaire du risque, et qui prend en compte le facteur « politique » et « institutionnel » : en résumé la crainte d’un relâchement social et politique dans l’attention publique à la dette payée aux créanciers financiers.
La probabilité que les agences de notation dégradent la note de la France est-elle importante ? Pourquoi ?
Véronique Riches-Flores : En théorie, la réponse est, sans conteste, affirmative, compte-tenu du haut niveau d’endettement public, des difficultés du gouvernement à tenir ses engagements et à rassurer sur la trajectoire future des finances publiques et du peu de résultats obtenus en matière de croissance économique. Le contexte en présence peut toutefois limiter le risque d’une dégradation effective de la notation de la France.
Tout d’abord, parce que l’inflation permet, encore, de limiter les effets de déficits toujours très conséquents sur le niveau de la dette par rapport à la richesse produite. Le taux d’endettement public a d’ailleurs de nouveau reflué en 2023, à 112 % du PIB après 114 % l’année précédente, malgré un déficit public de 5,5 % du PIB en moyenne. La situation est donc, toutes choses égales par ailleurs, moins alarmante aujourd’hui qu’elle ne l’était ces quatre dernières années.
Ensuite, parce que rares sont les pays ayant fait de gros progrès en matière de finances publiques depuis la crise sanitaire, notamment en Europe où cette dernière a été suivie d’une grave crise énergétique et d’une montée des menaces géopolitiques face auxquelles, la France, comme les autres pays, doivent se protéger. La France ne fait donc pas figure de cas spécifique, en particulier si l’on la compare aux grandes nations dont la notation souveraine reste très bonne, les Etats-Unis par exemple, dont le taux d’endettement a évolué dans des proportions très comparables depuis quatre ans.
Enfin, parce que l’action publique est, partout, jugée indispensable pour soutenir l’effort d’investissement nécessaire aux multiples transitions en cours, en particulier celles imposées par le changement climatique, sans lequel l’absence d’action aurait un coût, à terme, potentiellement très négatif sur l’activité française et, par voie de conséquence, la capacité de la France à honorer ses dettes.
L’exécutif estime qu’une dégradation de la note conduirait un renchérissement du coût du crédit, est-ce réellement le cas ?
B.L : Les faits semblent confirmer la décorrélation entre notation et taux d’intérêts souverains. Historiquement, les agences ont même été plutôt à la remorque des mouvements de marché dans le cas de la crise financière de 2008, où elles s’étaient largement décrédibilisées. En réalité les taux d’intérêt sont étroitement corrélés aux choix politiques des banques centrales.
V.R-F : Tout dépend, surtout, du contexte de marché dans lequel interviendrait cette dégradation. Les exemples les plus récents ont eu très peu d’impact sur le coût de la dette française si l’on en juge par l’évolution de l’écart des taux d’intérêt de la France par rapport à ceux de l’Allemagne.
Ceci s’explique par plusieurs éléments : un appétit toujours élevé pour les titres de dette publique dont la rémunération permet, notamment, de se protéger de l’inflation à moindre risque que d’autres actifs, les actions ou l’immobilier par exemple. L’abondance d’épargne et de liquidités qui assure un flux de demande d’investissement toujours très important sur les marchés. La part importante de titres de la dette publique détenue par la BCE, en France comme dans les autres pays de la zone euro, qui a pour conséquence de réduire la dépendance aux marchés et de permettre, le cas échéant, à cette dernière d’intervenir pour calmer des tensions susceptibles de se manifester dans le cadre de la gestion des actifs qu’elle détient à son bilan.
Ces conditions ne protègent pas de tous les risques, en particulier de ceux liés à une plus grande instabilité sociale, politique ou économique, susceptible de réduire la visibilité sur l’action des gouvernements futurs, qui pourraient avoir des effets beaucoup plus délétères sur la confiance des investisseurs et, par voie de conséquence, sur le coût de la dette. Une dégradation de la note souveraine, à la veille d’échéances électorales importantes susceptibles de mettre le gouvernement en porte-à-faux, a plus de chances d’alourdir le coût de la dette (de faire s’écarter les spreads) que si la situation politique était stable. Mais ce résultat pourrait n’apparaître qu’après les élections plutôt qu’à l’annonce éventuelle de l’agence.
Pourquoi le gouvernement adopte alors un ton si alarmiste sur le déficit public afin de ne pas voir sa note dégradée auprès des agences ?
B.L : Il y a deux éléments principaux. En premier lieu : l’incertitude institutionnelle donc vis-à-vis du programme de Quantitative Easing de la BCE – son rachat des dettes sur le marché secondaire. Cette incertitude maintient un état de suspense sur les taux souverains. Si ce doute venait à être levé, et que Christine Lagarde assumait officiellement « de caper les spreads », autrement dit d’administrer ces taux, les agences de notation seraient au chômage dans le volet souverain européen.
Mais, en l’état, la Banque centrale souhaite et appelle de ses vœux « la discipline de marché » – dont les agences sont un marqueur et porte-voix parmi d’autres – car c’est incrusté dans son logiciel institutionnel, politique et philosophique. Dès lors, conserver et tenir ce doute fondamental (ces derniers temps au nom de la lutte contre l’inflation), produit cette attention constante sur la dette de pays « core » européens comme la France, et soutient le gouvernement français dans sa logique austéritaire.
Le second élément de réponse est sociologique et idéologique : la musique alarmiste sur la dette souveraine est une constante du débat public et politique, au moins depuis le début des années 2000. Il n’y a aucun « déni » mais au contraire une omniprésence, un marronnier journalistique et politique socialement utile. Le sujet revient à échéances régulières, pour des logiques simples : puisque les ressources fiscales et cotisations patronales sont régulièrement dépecées pour servir des intérêts de classe, il faut bien, pour les gouvernants, tenter de reboucler l’équilibre budgétaire, en mettant la pression sur les populations et la dépense publique à caractère social.
V.R-F : Il y a plusieurs raisons pour lesquelles l’évolution de la dette française interroge, voire inquiète. La première vient du fait que son coût futur est inconnu. Les taux d’intérêt réels ont été exceptionnellement négatifs depuis 2021 avec le retour de l’inflation. Ils n’ont cependant pas vocation à le rester. Ils ne le sont déjà plus pour les taux à 10 ans et ont plus de chances de monter davantage que l’inverse, ce qui signifie que la dette engendrera un alourdissement de sa charge de remboursement dont nul ne peut prédire quels niveaux elle pourrait atteindre en cas de hausse durable, plus ou moins marquée, des taux d’intérêt à moyen long terme.
Le risque est donc que les futurs budgets de l’Etat soient proportionnellement amputés et, avec eux, la souveraineté de la France qui n’a pas, non plus, les excédents courants nécessaires à son autofinancement. Le financement de la dette française dépend, en effet, du bon-vouloir, des étrangers, quand bien même dans des proportions moindres que par le passé, avant que la BCE n’acquière un cinquième environ de son total. Mais cette situation n’est pas censée se pérenniser. Il est donc important de préparer l’après et de conserver des marges de manœuvre des politiques publiques, que ce soit à des fins structurelles, sociales, environnementales ou militaires…
La deuxième raison, aujourd’hui, sans doute plus importante vient du manque de résultats de la politique publique, qu’il s’agisse des résultats en matière de croissance économique, de productivité notamment, ou de perspectives structurelles. Les déficits publics sont plus facilement acceptables s’ils ont un effet positif sur ces variables, elles-mêmes garantes de la capacité future d’un pays à rembourser sa dette. En cela, le choix des dépenses est crucial, devant notamment privilégier les investissements structurels, porteurs de croissance, en même temps que l’équité sociale sans laquelle les risques sont sur le long terme accrus.
La situation française ne répond pour l’instant à aucun de ces critères. C’est un peu comme un ménage, chaque année un peu plus endetté, dont les finances personnelles seraient plombées par des dépenses futiles à crédit et l’accumulation des remboursements de crédits, sans en récolter aucun enrichissement, en comparaison d’un autre, tout aussi endetté, mais pour l’achat d’un bien immobilier qu’il pourra capitaliser, ou dont il pourra retirer de futurs revenus. Les deux situations n’ont rien de comparables et la fragilité du premier est autrement plus importante que celle du second. C’est la même chose s’agissant de l’Etat. C’est sur ce dernier point, en particulier, que les agences pourraient être incitées à abaisser la notation de la France.
Même en cas de résultat négatif, la France ne resterait-elle pas un actif sûr au même titre que les Etats-Unis, l’Allemagne, le Royaume-Uni… ?
B.L : La France resterait en effet émettrice d’une obligations considérée comme un actif sans risque. Mais il n’est jamais explicité, rendu public ou discuté à quel point il existe un cahier des charges sociales de l’actif sans risque, y compris pour les pays les plus centraux de l’architecture financière et monétaire internationale comme les États-Unis. L’actif protégé, sans risques pour la finance privée, est un atout stratégique national produit par un alignement des choix et priorités économiques, politiques et sociales. Cet alignement est souvent coûteux pour les populations en termes d’inégalités, de renoncements aux services publics et de protections sociales. La crainte majeure des financiers qui placent leur argent sur ces dettes sans risques est celle d’un désalignement et d’un renversement de cette logique sociale et politique.
V.R-F : On est tenté de le penser effectivement. Il n’en reste pas moins que les finances des Etats ne sont pas un sujet de court terme. Le porteur de dette l’est pour longtemps, en l’occurrence, pour plus de 9 ans en moyenne pour ce qui concerne la dette de moyen et long terme négociable du Trésor français. Il s’agit d’un temps relativement long au cours duquel l’environnement peut considérablement changer. Dans un cas extrême, un temps durant lequel la zone euro pourrait, éventuellement, se déliter et la solvabilité de l’Etat français être autrement plus faible que ce n’a été le cas ces dernières années. En cela, la France n’est pas plus exposée que les autres pays que vous mentionnez, le sujet ne peut néanmoins être ignoré des investisseurs longs.
Si l’on suit une certaine logique, les investisseurs devraient se réjouir que la dette de la France continue d’augmenter, le pays a peu de chance de faire défaut et cela laisse l’opportunité aux investisseurs d’acquérir des actifs sûrs (il y a actuellement plus de demande de la part des investisseurs que d’offre de titres de dette française). Pourquoi cela ne se passe pas ainsi ?
B.L : En réalité cela se passe exactement ainsi. D’ailleurs les programmes de réduction du déficit public par l’administration Clinton aux États-Unis ont fait souffler un vent de panique sur la FED, parce que les marchés financiers pourraient se retrouver à court d’actif sans risque, comme les US treasuries.
Contrairement à cette pièce de boulevard grossièrement surjouée à échéances régulières en France sur la dette (« la bonne et mauvaise dette », les « générations futures », le dépassement des 100%), il y a une rémunération double pour les classes dominantes avec la dette : une première fois en voyant leurs impôts diminués (création du manque à gagner pour l’État), une seconde fois en prêtant à l’État ce surcroît d’épargne avec des taux d’intérêts (plus ou moins juteux selon les conjonctures et l’inflation).
V.R-F : En l’occurrence, il me semble que nous ne sommes pas éloignés du schéma que vous décrivez. Les dettes publiques sont considérables, la croissance est partout très affaiblie et la succession de crises a partout mis les Etats à contribution dans des proportions souvent inédites ces dernières années. Pour autant, les investisseurs n’ont pas fui et leurs exigences en matière de couverture du risque sont relativement ténues.
Les taux à 10 ans français dépassent à peine de 0,5 % l’inflation aujourd’hui. Dit autrement, la prime exigée par ces derniers à l’Etat français est, dans l’absolu, inexistante, et très inférieure à ce qu’elle était dans le passé, en moyenne de 2,5 % entre le début des années soixante et 2015, moment à partir duquel la BCE a initié sa politique d’achats de titres de dettes publiques. Le contexte est, de fait, très favorable à l’endettement. Encore une fois parce que l’épargne est abondante et que les ménages qui en détiennent la plus large part sont avant tout relativement âgés préférant la sécurité au risque, au point d’accepter une rémunération négative durant la deuxième moitié de la décennie écoulée !
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