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Clara Chapaz : « Je veux faire de la France une grande puissance de l’intelligence artificielle»

Clara Chapaz, secrétaire d'Etat au numérique et à l'intelligence artificielle

La nouvelle secrétaire d’Etat à l’intelligence artificielle et au numérique revient, pour Forbes, sur sa volonté d’accélérer le potentiel d’innovation du pays, notamment en matière d’IA. 

Depuis sa nomination fin septembre, elle est sur le front. La secrétaire d’Etat à l’intelligence artificielle et au numérique Clara Chappaz souhaite poursuivre une partie des missions impulsées lorsqu’elle était directrice de la mission French Tech. Seulement, la copie initiale du projet de loi de finances n’a pas été tendre avec les startups, dérapage des finances publiques oblige, en proposant de supprimer plusieurs dispositifs. Alors que certains au sein du gouvernement avaient menacé de démissionner en raison des choix budgétaires, Clara Chappaz, entend garder « la ligne du Premier ministre », tout en essayant de trouver des compromis afin de poursuivre le soutien aux entrepreneurs. En parallèle du budget, la ministre a dévoilé, jeudi 14 novembre, la feuille de route de son mandat. Dans celle-ci, elle insiste sur le rôle que doit prendre la France dans le dévellopement de l’intelligence artificielle en Europe afin d’ouvrir une troisième voie face aux Américains et aux Chinois. 

Forbes France : Après avoir travaillé dans le monde de l’entreprise, au sein de l’administration, comment abordez-vous votre nouveau rôle en tant que personnalité politique ? 

Clara Chappaz : J’ai travaillé pendant une dizaine d’années dans différentes startups, surtout à l’international. Quand je suis rentrée dans l’hexagone en 2019, j’avais cette envie de contribuer à ce qui se passait dans mon pays en matière de tech et d’innovation. En l’occurrence, beaucoup de choses avaient évolué dans le bon sens pour l’écosystème de la French Tech grâce au soutien mis en place par le gouvernement. Des entreprises innovantes, comme BlaBlaCar, Back Market ou Doctolib étaient entrées dans notre quotidien. 

Ainsi, j’ai participé à la phase de croissance de Vestiaire Collective. Au bout de trois ans, je me suis dit : je veux contribuer non pas au succès d’une entreprise, mais à celui de mon pays dans ce que je connais le mieux, c’est-à-dire les startups. J’avais envie de mettre mon expérience au service de l’État. Voici la petite histoire derrière ce premier saut du privé au public, qui m’a amené à la direction de la mission French Tech. 

Puis, une fois que vous avez ressenti la satisfaction de vous lever le matin en sachant que ce à quoi vous contribuez est bien plus grand que vous, il est difficile de faire machine arrière. Bien sûr, vous ne choisissez pas de devenir ministre comme vous choisissez une carrière dans le privé. C’est un honneur qui m’a été fait par le président de la République et le Premier ministre. Certes, c’est un métier difficile car il y a beaucoup d’attentes mais aussi beaucoup à faire. ​​Si j’arrive à rendre le quotidien des entrepreneurs plus facile et permettre aux Français de bénéficier des progrès de l’innovation, j’aurais rempli ma mission.

Comment réussir à jongler entre votre volonté d’accompagner les start-ups et la réalité budgétaire ?

C.C : La contrainte budgétaire est bien réelle. Il est important de démystifier l’image parfois déconnectée que l’on a de l’entrepreneur. Ils sont au fait de la situation économique du pays. D’ailleurs, aucun entrepreneur n’a intérêt à ce que la situation budgétaire se dégrade car les conséquences qui en découleraient les affecteraient également. On ressent même une envie de leur part d’être responsable vis-à-vis de cette situation. Pour autant, mon travail est de m’assurer que les dispositifs les plus pertinents restent accessibles, tout en respectant les contraintes budgétaires. 

Que va-t-il advenir du crédit d’impôt innovation (CII) et de l’exonération des charges patronales du statut « jeunes entreprises innovantes », deux dispositifs absents de la copie initiale du Budget 2025 ? 

C.C : Nous avons mené une consultation très large sur le sujet afin de cibler les dispositifs les plus utiles pour nos startups. Dans ce cadre, nous avons rencontré des entrepreneurs, des associations comme France Digital, France Deep Tech, France Biotech… tout en étant à l’écoute des remontées des parlementaires sur leur territoire afin de guider au mieux notre action. 

Le statut jeune entreprise innovante, le crédit d’impôt innovation mais aussi le crédit impôt recherche, sont des dispositifs importants pour nos entreprises. Une grande majeure partie d’entre elles les utilise au moment où elles en ont le plus besoin. Soit dans les premières années, notamment en ce qui concerne le statut JEI, qui joue un rôle important dans la capacité d’investissement.  Nous sommes en bonne voie pour rétablir le CII et le JEI, le gouvernement avait d’ailleurs déposé un amendement en ce sens à l’Assemblée. Mais nous le faisons en portant des pistes d’économies car il n’y aura pas de dépenses supplémentaires. Nous voulons également orienter au mieux ces dispositifs. L’objectif est d’accompagner les entreprises qui en ont le plus besoin.

Dans le contexte actuel, il y a peu de chances de voir le texte être adopté sans l’utilisation du 49,3. Le gouvernement peut également laisser passer le temps de l’examen parlementaire afin que le texte initial soit adopté par ordonnance. Dans ce cas de figure, les deux dispositifs disparaîtraient… 

C.C : Je ne me prononce pas sur l’évolution des discussions. Je n’ai pas à avoir d’avis sur l’outil qui sera utilisé ou non pour l’adoption du texte. Ce dernier vient d’arriver au Sénat dans sa copie initiale après que la partie recette ait été rejetée à l’Assemblée nationale. Il est nécessaire de laisser ce temps démocratique avec les parlementaires. En cas de 49.3, le gouvernement peut également décider d’introduire un certain nombre d’amendements déposés. Nous avons la conviction partagée avec mes collègues qu’il faut réintroduire ce type de dispositif. L’innovation doit rester une priorité, je m’en fais la garante.

En parlant d’innovation, vous êtes la première secrétaire d’Etat dédiée à l’intelligence artificielle, quel est le message envoyé par le gouvernement  ? 

C.C : Pour la première fois, l’intelligence artificielle fait partie intégrante du portefeuille du secrétariat d’État au numérique. C’est un signal fort de l’attention que le Premier ministre Michel Barnier souhaite accorder à cette technologie. Cela reflète pleinement la position du gouvernement. L’intelligence artificielle a un impact majeur, non seulement économique, mais aussi social et politique. Mon ambition est de faire de la France une grande puissance de l’intelligence artificielle. Non pas seulement pour développer cette technologie, mais pour la mettre au service de toutes et tous. Nous voulons promouvoir une IA qui incarne une troisième voie, en Europe, face aux modèles chinois et américains, avec une vision plus respectueuse de nos valeurs, éthique, frugale et inclusive.

Dans ce cadre, la France accueillera un sommet sur l’intelligence artificielle les 10 et 11 février 2025. Cet événement réunira des chefs de gouvernement, des scientifiques, des entrepreneurs, et des représentants de la société civile. L’objectif du président de la République est d’en faire un sommet inclusif, différent des précédents rassemblements qui se sont tenus au Royaume-Uni et en Corée du Sud, où les discussions se limitaient souvent aux acteurs majeurs de la chaîne de valeur. Cette fois, nous voulons rassembler tous les acteurs de l’IA, des pays du Nord et du Sud, pour réfléchir ensemble à des actions concrètes qui garantiront que cette technologie bénéficie à tous. Le sommet abordera des sujets clés tels que l’IA frugale, l’IA au service de l’intérêt général, et des actions concrètes pour une gouvernance responsable. Contrairement aux sommets précédents, où le focus était surtout sur la sécurité, ici, nous souhaitons aller au-delà. Bien sûr, l’encadrement de l’IA reste essentiel, mais nous voulons avant tout innover et agir. 

D’où votre désaccord avec Bruxelles, la France étant accusée de s’opposer à la régulation de l’IA dans le texte européen AI Act… 

Je pense qu’un bon compromis a été trouvé dans les discussions autour de l’AI Act, le règlement européen sur l’intelligence artificielle. Il s’agit d’un équilibre entre la régulation nécessaire et le besoin de soutenir l’innovation. Cependant, dans le contexte mondial actuel, nous avons la responsabilité d’apprendre des révolutions technologiques précédentes. Dans celles-ci, une poignée d’acteurs a capté l’essentiel de la valeur créée, ce qui pose des questions sur notre capacité à rester compétitifs. Comme l’a souligné Mario Draghi dans son rapport, si nous ne voulons pas décrocher, il faut accélérer notre potentiel d’innovation et offrir des alternatives à ces grands acteurs.

Comment se positionne la France pour proposer ces fameuses alternatives ? 

C.C : Nous avons une carte à jouer. La France possède un écosystème dynamique, avec plus de 1 000 startups opérant sur toute la chaîne de valeur de l’IA. Cela inclut les grands modèles de langage comme ceux développés par Mistral ou Hugging Face, les infrastructures telles que Scaleway ou OVH cloud, ainsi que des applications variées dans des secteurs clés comme la santé, l’écologie, la défense et la productivité. Ces entreprises, reconnues à l’échelle internationale, témoignent de la vitalité de notre écosystème. Notre plan s’appuie avant tout sur notre atout le plus précieux : les talents. La France est mondialement reconnue pour son excellence en mathématiques et en recherche. Nos universités et instituts de recherche, de Saclay à Grenoble, sont des pôles d’excellence, régulièrement salués dans des classements internationaux comme celui de Shanghai.

Pour renforcer cet écosystème, nous allons inaugurer neuf clusters d’excellence dédiés à l’intelligence artificielle, répartis sur tout le territoire. Ces clusters favoriseront les synergies entre la recherche publique et privée, ainsi que le transfert de technologies vers les entreprises. Nous veillerons également à ce que les formations universitaires en IA soient déployées partout en France et s’adaptent aux évolutions rapides de cette technologie. Enfin, nous mettons l’accent sur les infrastructures. La France s’est dotée d’un supercalculateur performant, et nous continuerons à développer ces capacités tout en attirant des entreprises privées dans ce domaine. En parallèle, nous soutiendrons activement l’écosystème des startups pour qu’il continue de prospérer et de rayonner à l’échelle internationale. Notre ambition est claire : faire de la France une véritable puissance dans le domaine de l’intelligence artificielle.

Est-ce que cet objectif est réalisable sans financement supplémentaire important  ? Le rapport du Comité interministériel sur l’IA demandait à l’État d’investir 5 milliards d’euros supplémentaires par an pendant cinq ans, simplement pour « éviter un déclassement historique »… 

C.C Depuis 2018, le gouvernement investit dans une stratégie nationale pour l’intelligence artificielle, avec une mobilisation de 2,5 milliards d’euros. l’IA cluster, par exemple, c’est un financement de 360 millions d’euros. Bien entendu, nous restons pleinement mobilisés pour accélérer son déploiement. Cependant, au-delà des questions de financement, qu’il soit public, privé ou mixte, la véritable barrière à surmonter est celle de l’adoption.

Aujourd’hui, si nous avons de très belles innovations qui restent sous-utilisées, que ce soit par les entreprises, les administrations ou les citoyens, nous ne pourrons jamais atteindre le progrès attendu ni les gains de productivité qu’elles pourraient générer. Par exemple, bien que 80 % des dirigeants déclarent que l’intelligence artificielle est une priorité, moins d’un quart d’entre eux ont réellement lancé des initiatives concrètes dans leurs entreprises. Pour répondre à ce défi, plusieurs dispositifs sont prévus. Un observatoire des cas d’usage sera créé afin de recenser les différentes applications concrètes de l’IA dans les entreprises. Cela permettra à ces structures de mieux s’approprier la technologie. Dans le secteur public, l’objectif est de donner aux agents les moyens de réaliser leurs tâches quotidiennes plus efficacement. 

Comment s’impliquer au quotidien sur des sujets qui s’inscrivent dans un temps long  alors que le gouvernement dont vous faites partie peut-être renversé dans les prochaines semaines  ? 

C.C  Je pense qu’il ne faut pas se poser la question de la durée de notre fonction, car celle-ci n’appartient à personne et tout ministre est conscient de l’incertitude de son mandat. Ce qui importe, c’est de se demander ce que l’on peut impulser et comment faire avancer les choses. Nous sommes sur des sujets qui s’inscrivent dans le temps long. Pourtant, lorsque nous observons les avancées réalisées ces dernières années, nous constatons que nous avons maintenu le cap. Mon objectif est que les entrepreneurs, mais aussi tous les Français, puissent ressentir concrètement les bénéfices de notre action : apprendre à tirer parti de cette technologie, faire progresser leurs entreprises, et par extension contribuer à l’ambition collective de positionner la France comme une puissance majeure dans le domaine de l’intelligence artificielle.


Lire aussi : « Une catastrophe pour l’innovation en France »: la French Tech vent debout contre le Budget 2025

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