Comme dans tous les métiers, les « nouveautés » abondent dans le monde de l’immobilier d’entreprise. L’hyper-physicalité, que l’on doit au designer et artiste britannique Thomas Heatherwick, ferait ainsi écho à ce besoin si contemporain : (re)vivre des expériences dans de vrais lieux, au contact de vraies personnes. Besoin autant que paradoxe, quand on observe la quasi-désertion des bureaux à l’heure du travail hybride généralisé (ou presque). L’une des modalités du « retour au bureau » pourrait donc être d’investir l’hyper-physicalité. Mais cette notion apporte-t-elle un éclairage nouveau ? Et, au-delà du phénomène de mode, que peut-on dire aujourd’hui de cette nécessité qu’il y a à (re)faire entreprise ensemble, sur un même site ?
De l’hyper-physicalité à la connexion : pour des espaces toujours plus ouverts
Je retiens de ce qui s’est publié sur l’hyper-physicalité un mot clé : la connexion. Par connexion, j’entends cette valeur de porosité qui fait que l’entreprise, aujourd’hui, n’est rien sans son écosystème. Ce dernier est constitué de ses équipes, futurs et ex-collaborateurs, clients, fournisseurs, partenaires, acteurs de son/ses territoires, start-ups, académiques, etc.
La connexion peut donc (ou non) être pleinement facilitée par les espaces que nous créons. Nous pouvons rendre cette valeur positive sensible, tangible, mais aussi pratique : pouvoir recevoir, dans un espace valorisant, nos parties-prenantes, les mettre en valeur de façon constante, ouvrir nos équipes sur le monde, donner accès à des espaces pour des besoins qui leur sont propres, créer des événements communs, etc.
La connexion, c’est tout ce qui nous relie aux autres, au monde, et qui fait qu’une entreprise est un organisme vivant, vibrant. Ce sont toutes les voix, celles des équipes, des clients, des partenaires, de notre écosystème, qui s’y font entendre, qui sont mises en scène et, partant, valorisées dans les environnements de travail. Quand BNP Paribas Cardif crée une Customer Room au sein de son siège social, l’entreprise donne ainsi à entendre et voir des clients. Via des douches sonores et un vaste écran, leurs paroles et leurs émotions se transmettent aux collaborateurs et partenaires de l’assureur.
La connexion, ce sont donc des espaces, mais c’est aussi un état d’esprit, une culture et une animation – car sans vie un espace n’est pas un lieu au sens anthropologique du terme. Il ne nous relie pas, ne permet pas d’établir et d’entretenir des relations, de la sociabilité.
Trois qualités essentielles pour que nos bureaux ne soient pas des non-lieux
Dans un ouvrage relativement célèbre, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, l’anthropologue Marc Augé propose une définition de ce qu’il nomme le « lieu anthropologique », par opposition à ce qu’il a désigné comme un « non-lieu ». Trois qualités s’y rattachent : « Ils se veulent (on les veut) identitaires, relationnels et historiques ».
Si l’on tente d’appliquer cette grille de lecture à la conception des espaces tertiaires, on voit bien que la dimension de connexion est fondamentale : les lieux nous aident à nous connecter à un passé, une communauté, une histoire. Ils sont ainsi porteurs de sens : l’identité de l’entreprise, celle de son métier, se communiquent au travers des espaces de travail. Tout cela peut être scénographié, raconté, partagé. Des artistes peuvent y aider, comme cela s’est fait à Lyon pour le siège régional de Nexity. Il s’agit alors de dire qui nous sommes, d’où nous venons, ce que sont nos différents métiers, ce que nous avons réalisé sur le territoire sur lequel nous sommes implantés. L’identité, ce peut être aussi bien sûr celle d’une équipe, d’une entité, d’un collectif qui se crée le temps d’un projet : donner à voir qui l’on est, ce qui nous soude mais aussi ce qui fait que chacun est unique, prend des formes bien connues : photos, œuvres collectives, trophées d’épreuves sportives, etc. Voilà pour la première qualité, mais aussi la troisième : celle de l’identité et celle de l’historicité.
Les espaces nous aident également à entrer en relation avec les autres, comme à entretenir des liens établis. On retrouve ici l’obsession contemporaine pour les agoras, la convivialité, les « places du village », les académies et universités d’entreprise. C’est-à-dire pour tout ce qui aide à créer de la relation, à mailler, à se connecter aux autres, qu’il s’agisse de collègues, de clients, de partenaires, etc. Cela s’incarne également via l’aménagement d’espaces de corpo / coworking, plus ou moins ouverts sur l’extérieur, ayant notamment pour vocation de créer cette forme de porosité. Au siège de Michelin, sur le site des Carmes à Clermont-Ferrand, des espaces ouverts au public rendent depuis quelques années les lieux hospitaliers : une boutique, un coffee-shop, une place végétalisée permettent de créer une porosité nouvelle entre l’entreprise et son territoire. Voilà pour la deuxième qualité, la relation.
A ce stade, (re)lisons ce que nous dit encore le célèbre anthropologue : on peut y voir une éthique de la construction et de la rénovation des espaces de travail. Ainsi, écrit-il, « les lieux anthropologiques créent du social organique, les non-lieux créent de la contractualité [sic] solitaire ». Il formule cela en 1992, et l’on peut y lire, comme une ombre projetée, la préfiguration des espaces tertiaires désertés, hantés les jours voulus par des teamers désespérés de n’y croiser personne, présents sur site en raison de leur contrat de travail et des jours de présence qu’il impose. Le contrat pour (re)créer du social, comme si ce dernier se décrétait, s’obligeait. Rappelons qu’il y a deux sens au verbe obliger : assujettir juridiquement, ce qui est bien la vocation du contrat de travail, et « lier moralement par gratitude », ce qui se joue sur un autre registre : celui de l’engagement, dont il est tant question dans les entreprises…
A l’inverse, nos domiciles, et on le constate de façon si emblématique dans le monde du logement social lorsque des immeubles sont rasés pour faire place à un nouveau bâti, relèvent pleinement des lieux anthropologiques. Dans « un monde où l’on naît en clinique et où l’on meurt à l’hôpital » (Marc Augé, toujours), nos foyers demeurent des aires de vie, où nos enfants font leurs premiers pas, où les fêtes de famille prennent place, où l’on partage les grandes comme les petites misères du quotidien. Où l’on dort et où l’on rêve, où l’on se replie. Y télétravailler n’est pas anodin.
Et si nos bureaux devenaient des « aires de jeux » ?
Revenir au bureau, cette antienne, prend alors un sens plus profond peut-être. Parler de lieu anthropologique, cela ne veut pas dire que tout doit y être conçu, voulu, par et pour l’affirmation d’une identité, d’une histoire et de la relation. Cela veut dire que l’animation des espaces est fondamentale pour que la vie s’y redéploye. Cela signifie aussi que tout ne doit pas être inscrit, prescrit, dirigé… obligé. L’appropriation, le détournement, la personnalisation, doivent y prendre place.
Comme un enfant prend plaisir à exercer un sens du désordre (apparent ?), à reconfigurer les lieux selon son humeur et ses activités, nos bureaux doivent pouvoir vivre (un peu) de la même façon. Modularité, flexibilité et recyclabilité doivent y être une réalité, afin que nos usages les plient et les déplient au gré des besoins, des humeurs, des envies.
Le jeu, il faut le rappeler, n’est jamais que le premier moyen par lequel nous sommes entrés en relation avec l’Autre, le camarade de crèche, puis de classe. Le jeu nous sert depuis toujours à « établir des contacts sociaux », nous dit le grand pédiatre et psychanalyste anglais Donald W. Winnicott, qui ajoute : « Le jeu, c’est la preuve continue de la créativité, qui signifie la vie », rien de moins… Il aide à créer de « la communication avec les autres », à susciter et éprouver, donc, de la connexion.
Le mot de la fin : le quartet gagnant du retour au bureau
Porteur d’une identité, vecteur d’une histoire et agent relationnel, le bureau de demain ? Espace ludique, aussi ? C’est peut-être cela, le quartet gagnant du retour au bureau, dans la mesure où cela peut se mettre au service de notre besoin de connexion. Il me semble qu’au sortir de la pandémie, tout cela peut avoir, plus que jamais peut-être, toute son importance. Alors, parlons s’il le faut d’hyper-physicalité. Mais je reste convaincu que l’anthropologie, et la pédiatrie avec elle, nous disaient déjà fort justement tout cela, et que ma modeste « connexion » l’exprime assez bien.
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