Cette fois-ci, lors de ma quête pour découvrir et décrypter les différents laboratoires d’innovation, je suis parti du côté de Clermont-Ferrand, berceau historique de l’entreprise Michelin qui y fut créée le 28 mai 1889 par les frères André et Édouard Michelin.
Le géant du pneumatique ambitionne de réaliser près d’un tiers de son activité hors de la vente de pneumatiques d’ici 2030. Poursuivant ses activités dans les mobilités et les services qui les accompagnent, il ne s’interdit ainsi pas des incursions dans les domaines de la santé et de l’impression 3D. Le MIL ou Michelin Innovation Lab, le Lab innovation de Michelin, est un de ses leviers pour explorer les possibilités de nouveaux business pour Michelin au-delà du pneumatique. A court, moyen ou long terme, et parfois très très loin du pneu !
Des six familles de Labs observées et les finalités guidant leur mise en place (“Et si vous mettiez en place un lab dans votre entreprise ?”) : une finalité de prospective, d’agilité ou d’incubation, d’innovation ouverte, de facilitation, d’acculturation et de communication ou de « faire » (maker) que j’ai observé, le MIL a un positionnement au croisement des finalités de prospective par la recherche de nouvelles sources de croissance et d’incubation de projets intrapreneuriaux en s’appuyant sur des collaborateurs entrepreneurs.
Le responsable du MIL, Marc Evangelista, nous en dit plus.
Bonjour Marc, pouvez-vous vous présenter ?
Ingénieur de formation, je suis entré chez Michelin en 1988, où j’ai occupé depuis des postes très divers : ingénierie des procédés, industrie, achats, ventes à l’international et aujourd’hui intrapreneur ! Le tout en France, en Angleterre et aux USA.
En 2020, j’ai publié « L’Intreprenariat, un défi pour les grands groupes » et depuis, j’ai rédigé une vingtaine de fiches sur l’intraprenariat pour la revue « Techniques de l’ingénieur »
Qu’est-ce que le MIL, le Michelin Innovation Lab ?
Lancé en 2014, le Michelin Innovation Lab s’intéresse à des projets en lien avec les domaines stratégiques hors pneu de Michelin. Son rôle est de détecter et de soutenir de nouveaux projets en interne, susceptibles d’aider à la croissance du Groupe à plus ou moins long terme.
La mission du MIL est ainsi de trouver de nouvelles sources de croissance pour le Groupe. Mais aussi de développer nos employés en favorisant l’intrapreneuriat, c’est-à-dire la possibilité pour ceux qui le souhaitent de devenir entrepreneurs à l’intérieur de Michelin.
Concrètement, le Michelin Innovation Lab a trois principales ambitions :
- Créer de la valeur en explorant de nouveaux business en lien avec trois de nos domaines stratégiques : Matériaux de Hautes Technologies, Services & Solutions, ainsi qu’Expérience,
- Révéler les potentiels individuels des employés Michelin en encourageant chacun à se lancer,
- Encourager l’exploration dans toute l’Entreprise.
Quelle est sa philosophie ?
Le Michelin Innovation Lab cherche des idées venant de tous les horizons de l’entreprise, qui pourront être rapidement mises en œuvre avec des objectifs concrets.
Le Groupe nous indique son « terrain de jeux », son where to play, et dans ce cadre, nous explorons sans a priori tout ce qui se présente. Nous intervenons aussi à la demande des entités business qui nous disent « Tiens, vous pourriez regarder ça pour nous, ça a l’air intéressant », ou à partir d’idées émises par des employés au travers d’une plateforme dédiée, Michelin NewBiz, que nous accompagnons « from scratch to hatch » c’est-à-dire tout au long du processus : Idéation, Maturation, Incubation et Scale-up le cas échéant.
Cette troisième source est particulièrement créative ! Il arrive même que les idées que l’on accueille poussent l’entreprise à se questionner sur son where to play en sortant radicalement du cadre. Parfois ça marche, parfois pas.
Notre méthode d’exploration est basée sur le « dérisquage » de type création d’hypothèses et réalisation d’expériences. Nous nous appuyons aussi sur les fameux principes de l’effectuation, clés pour tout entrepreneur.
La philosophie du MIL encourage :
- L’échec
- Des façons de penser différentes
- L’empathie
- Une curiosité sans limite
Comment fonctionne-t-il ? (l’équipe, la structure, la gouvernance, le lieu)
Le MIL est une structure légère, composée de quelques coachs (appelés aussi partenaires) qui accompagnent de façon très proche les intrapreneurs. Nous étions 3 au départ et sommes aujourd’hui une petite équipe de partenaires (moins de 10) pour accompagner les porteurs d’idées de l’idéation au scale-up.
Les coachs les suivent pas à pas au cours de leur exploration (+/- 18 mois), leur apportent expertise et recul lors des différentes phases de développement, les aident à se recentrer sur l’essentiel quand c’est nécessaire, participent aux décisions de pivot, aux passages de jalons, etc.
Le rattachement
Nous sommes rattachés à la Direction Corporate de l’Innovation et des Partenariats (DCIP), c’est le rattachement le plus logique pour le MIL. Les initiatives, elles, lorsqu’elles sortent d’incubation pour devenir de véritables business, se rattachent généralement à la direction qui les a sponsorisés jusque-là.
Fonctionnement
Notre processus comprend 3 grandes phases : l’idéation, la maturation et l’incubation.
- L’Idéation : les idées peuvent venir de n’importe où. Nous favorisons et stimulons l’idéation au sein de Michelin comme chez nos clients et partenaires. Les idées proviennent :
- des employés qui peuvent tout au long de l’année déposer des idées sur une plateforme digitale collaborative
- des lignes business dans le cadre de leur réflexion stratégique
- des directions opérationnelles sur la base de technologies et savoir-faire développés pour le business cœur de Michelin et pouvant adresser d’autres cas d’usage.
Les idées peuvent arriver tout au long de l’année, mais nous avons établi un calendrier pour les sessions de pitchs qui ont lieu 3 fois dans l’année. On compte 1 mois minimum pour préparer le 1er pitch.
- La Maturation : le Lab prend des idées validées par un premier Jury de dirigeants puis gère la phase de Maturation, où la désirabilité est testée, confirmée ou rejetée par le marché et en concertation avec nos clients.
- L’Incubation : l’incubateur prend ensuite des idées qui ont été explorées par le Lab et confirmées par un jury, pour passer à la phase suivante (l’incubation). Il se concentre sur la viabilité économique et la faisabilité technique, pour aboutir in fineà une nouvelle activité économique.
Si l’incubation est un succès, nous passons dans la phase de Scale-up.
Comme vous le voyez, ces différentes étapes sont rythmées par des points de validation. Pour passer de l’idéation à la maturation, l’employé va devoir « pitcher » à la manière d’un startuper devant un jury « middle management ». Ce pitch dure 5 mn, suivies de 5 mn de questions du jury. Si le jury valide l’intérêt, la maturation débute alors pour une durée de 3 mois. L’employé devra y consacrer au moins 20% de son temps (flexible, 1 jour/5, 1 semaine/mois), accompagné par un coach de maturation du MIL.
Au bout de ces 3 mois, l’employé passera devant un deuxième jury, composé de sponsors potentiels. Il s’agit de décideurs de l’entreprise, qui pourraient, à terme, financer l’aventure. Ce deuxième pitch est de 15 mn, suivies de 15 mn de questions. Si le jury valide à nouveau, l’employé quitte son poste, intègre l’incubateur à plein temps, où il est accompagné par des partenaires d’incubation, ou coachs.
Bien sûr, un budget d’amorçage est dégagé. Ce budget est calculé pour une durée d’environ 18 mois (Un peu comme pour toutes les startups, on parle de quelques milliers d’euros en phase de Maturation et de plusieurs centaines de milliers d’euros en phase d’Incubation). L’incubation continue tant qu’il y a du budget, et s’arrête quand il n’y en a plus ! L’objectif de l’employé intrapreneur n’est pas d’abord de développer son idée, mais de réunir assez d’informations pour que son sponsor le finance afin que l’aventure puisse continuer.
Au-delà du support du partenaire, l’employé reçoit également une formation certifiante à l’intrapreneuriat à l’école de commerce de Clermont (ESC).
Le lieu
Les parties Idéation et Maturation sont localisées au plus près des employés car ils sont toujours à leur poste à ce moment-là. A partir de la phase d’Incubation, nous rassemblons tout le monde dans un lieu extérieur à l’entreprise, un espace de coworking où nous sommes au contact d’autres entrepreneurs, en particulier des startups. Cette émulation est une source d’enrichissement pour nous.
Il existe une structure MIL Europe localisée en France, à Clermont-Ferrand, au sein d’un espace de coworking situé hors des murs de l’entreprise, une autre à Greenville aux États-Unis, et une dernière à Shangaï. De nouvelles implantations sont en cours ailleurs dans le monde.
Dans ces espaces totalement dédiés à l’accompagnement des innovations, les acteurs des projets peuvent travailler ensemble en mutualisant leurs compétences avec l’appui des ressources internes du Groupe.
Pouvez-vous nous partager des réalisations ? Des succès ?
Plusieurs résultats ont déjà émergé du Michelin Innovation Lab. Par exemple,
RESICARE (https://www.resicare.com/) : une entité du Groupe Michelin qui développe et commercialise une résine colle haute performance dédiée aux industriels. Cette solution est unique car elle est sans formol, ni isocyanate, ni résorcinol. Il s’agit de résine adhésive (= colle) industrielle non toxique et biosourcée. Les premières utilisations se font dans l’industrie du bois.
WATEA (https://www.watea.green/fr/) : solution de mobilité zéro émission à destination des professionnels, Watèa by Michelin propose un bouquet de services intégrés : la recommandation de véhicules électriques adaptés, l’analyse des déplacements, l’identification des meilleures solutions de financement, l’orchestration du déploiement des véhicules, la proposition de solutions de recharge et une plateforme digitale pour aider les exploitants et chauffeurs à gérer facilement leur activité.
ARANEA (https://www.araneacomposite.com/fr/) : AraNea Composite est une solution de renfort associant légèreté, esthétique et de réduction de l’empreinte carbone, au profit des performances mécaniques du béton. Initialement développé pour la Nasa sur les pneus lunaires, puis pour les pneus sans air Michelin Uptis destiné au grand public, AraNea Composite commercialise aujourd’hui un fil alliant performance mécanique, thermique et chimique. AraNea Composite, créé en 2018, a pour mission d’ouvrir le meilleur de la technologie Michelin à de nouveaux marchés.
WISAMO (https://recrutement.michelin.fr/fr/wisamo-une-initiative-michelin) : une solution de propulsion vélique (=aile) destinée aux cargos, pour décarboner le transport maritime.
Et aussi toutes celles qui se sont arrêtées… et qui sont les plus nombreuses ! L’échec fait partie de notre univers d’exploration. D’ailleurs l’arrêt d’une initiative n’est pas vraiment un échec en soit, car nous avons beaucoup appris et nos employés ont appris des tas de choses qui leur servent pour la suite de leur carrière dans l’Entreprise.
Quelles sont les fiertés ?
Pour moi, la principale fierté c’est que tous nos intrapreneurs sortent grandis professionnellement de cette expérience, même si elle ne débouche pas toujours sur un nouveau business. C’est une formidable aventure humaine avant tout !
Des difficultés ou des questionnements ?
La gestion de l’incertitude est un point clé de l’exploration. Alors, des difficultés et des questionnements, nous en avons beaucoup ! Mais c’est notre travail de les aborder, d’y travailler et de faire avancer le Groupe.
Par essence, nous sommes toujours aux frontières du Groupe, donc forcément il y a des frottements.
Les difficultés et les questionnements ont évolué tout au long de la vie du MIL. L’aventure a commencé il y a 9 ans, au début il a fallu trouver notre modèle, démontrer la valeur, se faire une place… Aujourd’hui, nous sommes plus sur des problématiques de gestion des volumes d’initiatives, de croissance et de scale-up.
Nous restons aussi toujours à l’affut de choses nouvelles. Pour cela, nous échangeons beaucoup avec l’externe, que ce soit nos homologues dans d’autres sociétés ou des cercles d’innovation, des académiques dans le domaine de l’intrapreneuriat, etc.
Avez-vous des KPIs ?
Oui, par exemple :
- Combien d’idées entrent dans le process au départ,
- Combien deviennent des nouveaux business à l’arrivée,
- De quelle taille et en combien de temps.
L’évolution de nos employés dans le Groupe après un passage au MIL est aussi un indicateur que l’on suit en lien avec le Service du Personnel.
Un moto ?
« From Scratch to Hatch! » Et aussi une phrase de quelqu’un que j’aime beaucoup : « Une idée n’est jamais totalement mauvaise ».
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