A contre-courant du modèle libéral de l’économie mondiale, Jonathan Salmona et Guillaume Ferron ouvrent une nouvelle voie avec Shodo pour développer un modèle équitable inédit dans le secteur du conseil et des ESN. Nous avons échangé avec les deux fondateurs pour mieux comprendre leur vision alternative et ses répercussions positives sur le sens du travail.
De quel constat êtes-vous partis pour entreprendre différemment dans le milieu de l’IT ?
Notre démarche est dans le fond militante, elle part d’une conviction personnelle en faveur d’une économie plus transparente et équitable. Depuis près de 10 ans, entre la généralisation des smartphones, la multiplicité des transformations digitales au sein d’entreprises de toutes tailles et l’essor de nouveaux métiers (le big data, l’intelligence artificielle ou la blockchain), le développeur est au cœur de l’écosystème actuel. Cette numérisation accélérée de l’économie a mis en lumière, d’une part, la tension sur le marché des développeurs et d’autre part, les imperfections du modèle traditionnel des ESN qui contribuent à augmenter le turnover dans l’IT, mettant ainsi à mal les projets en cours, directement impactés par ces défections.
Est-il facile aujourd’hui de recruter un développeur ?
Avant la crise liée à la Covid, un développeur pouvait changer d’emploi en 3 semaines et faire un bond de salaire de près de 20 %. Nous restons dans un marché de pénurie avec un turn-over très important et des ESN qui peinent toujours à fidéliser. Dans ces structures, le développeur se rend vite compte qu’il n’est pas forcément considéré (formation, accompagnement, intéressement) à la hauteur de son rôle central dans le marché actuel. Ce manque de considération et d’équité le pousse à se mettre à son compte. Il découvre alors les limites du monde freelance (absence de collègues, d’échanges réguliers avec une communauté ou d’une protection sociale décente) et doit assurer seul sa comptabilité ainsi que d’autres tâches administratives.
Avec Shodo, nous avons voulu créer une alternative qui fait écho aux attentes des meilleurs développeurs : combiner les aspects flexibles et rémunérateurs du modèle freelance, tout en profitant de la sécurité d’un CDI et du soutien d’une communauté d’entreprise. Notre modèle est basé sur une connaissance pointue du métier, de ses enjeux et de ses limites mais aussi sur des convictions que nous appliquons à notre entreprise en militant pour les voir étendues à plus grande échelle.
Pouvez-vous décrire ce nouveau modèle « raisonnable » que vous avez lancé il y a deux ans ?
Notre modèle propose un contrat social plus équilibré : plus de transparence et d’équité afin de redonner du sens au travail. Le développeur membre de Shodo peut se concentrer uniquement sur son cœur de métier, en ayant enfin une vision claire du CA qu’il rapporte et de la ventilation de la marge générée par son travail. Une somme forfaitaire (25K€/an en moyenne) sert à financer la vie courante et le développement de Shodo. Tout le reste de son CA lui est reversé sous forme de salaire fixe et variable ainsi que d’autres avantages contractuels. Notre manifeste affiche clairement notre approche, nos engagements, nos valeurs ainsi que notre grille ouverte de salaires fixes et la répartition des bénéfices. Shodo se donne ainsi 3 missions auprès de ses membres : protéger, accompagner et partager.
Vous parlez d’une autre vision de la croissance, comment la définissez-vous ?
Notre modèle alternatif se définit en effet par une remise en question de la croissance telle qu’on la connaît. Culturellement les entreprises recherchent toujours plus de CA. Comme si, avec nos poumons, nous voulions absorber toujours plus d’oxygène, mais à quoi bon ? Lorsqu’un commercial a pour objectif de générer toujours plus de chiffre d’affaires, ou qu’un recruteur doit embaucher toujours plus, ils ne savent même plus pourquoi ils le font. Se soustraire à ces objectifs arbitraires permet de stopper cette « course à l’échalote » si anxiogène et de vivre plus heureux, en ne prenant que ce dont on a vraiment besoin.
Comment intégrez-vous ce concept de décroissance dans votre développement ?
A l’inverse de notre corporation, nous acceptons de faire moins de croissance annuelle et de ne pas recruter toujours plus (nous nous sommes fixé un cap maximum de 60 membres). A moyen terme, nous assumons aussi l’idée d’avoir une croissance de CA nulle voire négative. Nous sommes pour un partage plus juste et raisonnable des richesses entre les acteurs du marché. A fortiori dans une économie où nous considérons la quantité de travail limitée notamment à cause de l’automatisation grandissante des tâches provoquée par l’informatisation dont nous vivons ! Cela permettra à de nouveaux entrants d’émerger avec des idées neuves qui feront du bien à tous.
En évitant le turnover et en ajustant le recrutement de manière à être sereins économiquement, nous ne faisons plus d’investissements massifs tous les ans. La marge annuelle que nous dégageons peut alors être utilisée à des fins différentes : par exemple dans plus de formations, de congés ou de primes etc.
La décroissance génère alors du temps libre pour soi et ses proches en redonnant du sens au travail, à sa vie. Notre approche plaît énormément aux développeurs : pour la première fois depuis que nous travaillons, nous avons finalisé 80% des recrutements prévus l’année prochaine alors même qu’elle n’a pas encore démarrée !
Votre modèle est-il transposable à d’autres secteurs d’activité ?
Bon nombre de sociétés d’autres secteurs ont déjà fait de la transparence et la redistribution la clé de voûte de leur politique. Notre défi actuel est de combattre le scepticisme et les idées reçues de notre corporation sur le côté prétendument utopique de notre modèle. On veut démontrer par l’exemple qu’une autre voie est possible.
Après deux ans d’existence, nous osons de plus en plus nous détacher du modèle libéral, par des choix progressistes. Notre modèle permettait déjà d’intéresser fortement nos membres à leur CA (en moyenne 80 à 85% de leur facturation totale leur est reversée). Nous avons souhaité aller encore au-delà : nous finalisons actuellement l’ouverture de 30% du capital de Shodo aux salariés. Nous le faisons parce que nous pensons que c’est juste et nous en sommes très fiers.