Face aux crises et aux turbulences, la plupart des dirigeants resserrent leur champ de vision et se focalisent sur le court terme. Les meilleurs, eux, font l’inverse. En élargissant sa perspective stratégique, Satya Nadella a redressé Microsoft, alors en perte de vitesse, pour en faire un géant de 3 000 milliards de dollars.
Les dirigeants évoluent aujourd’hui dans un climat de chaos permanent. Chaque jour apporte son lot de bouleversements : chaînes d’approvisionnement fragilisées par les droits de douane, marchés financiers ballottés par l’instabilité économique, alliances géopolitiques qui se défont en un clin d’œil. Même les piliers traditionnels de stabilité – tribunaux, universités, gouvernements, médias – vacillent sous une pression inédite.
Comment les dirigeants peuvent-ils garder le cap dans un environnement aussi instable ?
Lorsque Satya Nadella a pris les rênes de Microsoft en 2014, l’entreprise traversait une zone de turbulences : la chute des ventes de PC, la montée en puissance des concurrents mobiles et l’essor du cloud remettaient en cause son modèle économique. Plutôt que de chercher des remèdes rapides, M. Nadella a élargi son horizon. En misant sur le long terme, il a transformé Microsoft en l’une des entreprises les plus valorisées au monde.
Son approche incarne une idée à contre-courant : en période de crise, mieux vaut ne pas céder à la panique ni se réfugier dans l’urgence. C’est en prenant du recul et en projetant sa vision au-delà du tumulte immédiat que l’on gagne en clarté stratégique – et en résilience.
Le chaos alimente le chaos
Face à des turbulences prolongées, notre cerveau n’est pas toujours notre meilleur allié. Conçu pour réagir à des dangers immédiats, il déclenche une avalanche d’hormones de stress qui brouillent la prise de décision. Le neuroscientifique Evian Gordon résume ce réflexe primaire en une règle simple : « Minimiser le danger, maximiser la récompense ». L’incertitude ne fait pas que générer de l’anxiété — elle détourne aussi l’attention, réduisant la capacité à penser de façon créative ou stratégique.
Ce court-circuit cognitif peut pousser les dirigeants à adopter des comportements qui aggravent l’instabilité. Le psychologue Barry Staw et ses collègues ont mis en lumière ce qu’ils appellent « l’hypothèse de la rigidité face à la menace » : sous pression, les cadres tendent à se replier sur des routines familières, à rétrécir le champ des options et à centraliser les décisions. Résultat : moins d’agilité, moins d’innovation, et une organisation qui s’enferme dans ses réflexes au lieu d’explorer de nouvelles voies. Une étude réalisée par Huseyin Gulen et Mihai Ion a montré que l’incertitude politique entraîne une diminution des investissements en capital, en particulier dans les secteurs où les investissements ne sont pas facilement réversibles. Ils ont constaté qu’un doublement de l’incertitude politique entraînait une baisse de 8,7 % du montant des investissements moyens en capital.
Ces investissements réduits affaiblissent en fin de compte la position concurrentielle à long terme d’une entreprise, la forçant à s’appuyer sur des sources de revenus de plus en plus réduites. Un cycle destructeur s’enclenche alors : l’incertitude externe réduit les options perçues, ce qui conduit à des solutions à court terme, qui créent davantage d’incertitude, réduisent encore la réflexion stratégique et aboutissent à un leadership réactif.
Ce que les dirigeants peuvent apprendre des pilotes de course
La comparaison avec la conduite automobile offre une analogie intéressante. Lorsqu’un véhicule prend de la vitesse, la plupart des conducteurs rétrécissent instinctivement leur champ de vision, fixant la route juste devant eux. Les pilotes professionnels, eux, font exactement l’inverse. À plus de 300 km/h, les as du volant comme ceux de la Formule 1 portent leur regard au loin, un réflexe que les entraîneurs appellent « anticipation visuelle ». En élargissant leur champ de vision et en mobilisant leur vision périphérique, ils abordent les virages avec plus de maîtrise et d’agilité.
Les chefs d’entreprise gagneraient à adopter la même approche. Selon des travaux menés par les chercheurs Nadkarni et Chen, les entreprises dirigées par des PDG à la vision long terme sont plus rapides à lancer de nouveaux produits, même en pleine tourmente, que celles pilotées par des dirigeants focalisés sur l’immédiat. Garder les yeux sur l’horizon permet aux leaders de conserver une longueur d’avance, même quand la route devient sinueuse.
Les avantages d’une vision à long terme
Penser à long terme ne permet pas seulement d’éviter les erreurs dictées par l’anxiété : cela peut aussi instaurer une véritable stabilité organisationnelle face à un environnement extérieur chaotique. Satya Nadella en a donné une illustration marquante à la tête de Microsoft.
Lorsqu’il a pris les rênes du groupe en 2014, l’avenir de l’entreprise paraissait incertain. Microsoft avait manqué le virage du mobile, les revenus de Windows étaient en recul et la montée en puissance du cloud sapait ses positions historiques. Plutôt que de se focaliser sur les menaces immédiates, Nadella a ancré la stratégie de l’entreprise dans une ambition dépassant les seuls résultats trimestriels : « Permettre à chaque personne et organisation sur la planète d’en faire plus. »
Cette vision élargie a permis de prendre des décisions audacieuses. Nadella a rapproché Microsoft d’un monde open source longtemps considéré comme un rival, en rejoignant la Fondation Linux et en rachetant GitHub pour 7,5 milliards de dollars en 2018. Des choix qui ont marqué le virage de Microsoft vers une culture d’ouverture et d’adaptabilité.
Un autre tournant clé de la stratégie de Nadella a été son investissement majeur dans l’intelligence artificielle. En 2019, Microsoft a noué un partenariat stratégique avec OpenAI, injectant un milliard de dollars, un accord qui a été porté à 13 milliards de dollars peu après. Ce pari sur le long terme a permis à Microsoft de se positionner comme un leader dans le domaine de l’IA, bien avant que ses concurrents ne perçoivent pleinement son potentiel.
Amy Edmondson, professeure à la Harvard Business School, souligne que « Satya Nadella incarne la puissance de l’état d’esprit de croissance – cette volonté inébranlable d’apprendre, de s’améliorer et de repousser les frontières ». Il associe une vision stratégique à long terme à une résilience face aux pressions immédiates.
Les résultats parlent d’eux-mêmes : sous sa direction, la valeur boursière de Microsoft est passée de 300 milliards de dollars à plus de 3 000 milliards au début de 2024, une multiplication par dix au cours d’une décennie marquée par des bouleversements technologiques sans précédent.
Renforcer la vision à long terme de votre organisation
Maintenir une vision stratégique pendant les périodes de turbulence ne relève pas uniquement du leadership inspirant : cela nécessite des pratiques concrètes qui permettent d’étendre l’horizon de l’organisation. Les études sur les organisations performantes mettent en lumière trois éléments clés pour y parvenir :
- S’ancrer dans un objectif transformateur
Les organisations guidées par un objectif clair montrent une résilience exceptionnelle face à l’instabilité. Dans un article que j’ai coécrit avec Ju Young Lee et Alice Mascena, nous avons souligné que l’objectif d’une entreprise aide à contrer la tentation de penser à court terme. La raison d’être d’une organisation permet aux cadres d’acquérir de nouvelles connaissances, de voir les problèmes sous un angle global, de rester concentrés et de maintenir une unité de direction. Comme le note Rebecca Henderson, professeure à la Harvard Business School et auteure deReimagining Capitalism, notre obsession du « moi » et du « tout de suite » devient de plus en plus problématique face aux défis globaux actuels.
Une étude menée par Gartenberg, Prat et Serafeim a révélé que les entreprises ayant une finalité claire et bien définie surpassent leurs homologues en termes de rendements comptables et de performances boursières.
Les dirigeants performants formulent cet objectif de manière spécifique et réalisable. Un exemple frappant est celui de Dan Schulman, PDG de PayPal, qui a redéfini la mission de son entreprise comme étant de « démocratiser les services financiers » plutôt que de se limiter à traiter les paiements. Cette vision élargie a orienté les priorités stratégiques, permettant à PayPal d’investir dans les populations mal desservies et les nouvelles technologies de paiement, toujours en phase avec son objectif fondamental.
- Investir dans une infrastructure tournée vers l’avenir
La finalité seule ne garantit pas la pérennité d’une organisation. Les investissements dans des infrastructures, tant physiques que numériques, sont essentiels pour soutenir une stratégie à long terme. Une étude menée par la Harvard Business Review sur 4 700 entreprises cotées en bourse pendant trois récessions (1980, 1990 et 2000) a révélé que les entreprises les plus performantes réussissaient à allier efficacité opérationnelle tout en investissant dans le marketing, la R&D ainsi que dans de nouveaux actifs.
Microsoft incarne parfaitement cette approche en continuant d’investir massivement dans ses centres de données mondiaux, la recherche en informatique quantique et une architecture cloud de pointe, même lorsque Wall Street poussait pour des rendements à court terme. Ces investissements ont permis à Microsoft de s’adapter rapidement aux évolutions du marché et d’exploiter de nouvelles technologies à la volée, plutôt que de réagir à la hâte en augmentant ses capacités en fonction des besoins immédiats.
- Développer le capital humain pour les défis de demain
Les organisations qui réussissent à naviguer dans le chaos mettent un point d’honneur à investir dans leur personnel pour anticiper les défis futurs, plutôt que de se concentrer uniquement sur l’optimisation des performances actuelles. Pendant la crise financière de 2008, tandis que de nombreuses entreprises procédaient à des licenciements massifs, Costco choisissait d’investir davantage dans la formation de ses employés et de maintenir des salaires élevés. Cette décision s’est avérée fructueuse : Costco a observé non seulement une hausse de la loyauté et de la productivité de ses collaborateurs, mais a aussi surperformé ses concurrents dans les années qui ont suivi la crise.
Investir dans les employés permet ainsi de bâtir des organisations plus résilientes, en cultivant des compétences qui renforcent la capacité d’adaptation – un atout précieux lorsque des défis inattendus surgissent.
Le défi : maintenir une perspective à long terme face à l’urgence de l’instant
Dans un monde où l’incertitude est constante, le secret de la stabilité organisationnelle réside dans un paradoxe : fixer un regard à long terme, même quand l’urgence immédiate semble exiger toute l’attention. En se concentrant sur un objectif clair, en investissant dans une infrastructure d’avenir et en développant les compétences de demain, les dirigeants peuvent créer des bastions de stabilité au cœur du chaos.
Comme l’illustre la transformation de Microsoft sous la houlette de Satya Nadella, les entreprises qui choisissent d’élargir leur vision stratégique en période de turbulences ne se contentent pas de survivre, elles émergent plus fortes, plus flexibles et mieux préparées pour façonner l’avenir. Elles se protègent des tempêtes, au lieu d’en être les victimes.
Les dirigeants les plus compétents savent qu’en période d’incertitude, le chemin vers l’avenir passe par un regard tourné au-delà de l’orage immédiat, avec une confiance inébranlable dans l’horizon lointain.
Une contribution de Tima Bansal pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
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