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Du génie à la gêne : la French Tech face au paradoxe Musk

Oxon Hill, MD - 20 février 2025: Elon Musk tient une tronçonneuse personnalisée donnée par le président argentin Javier Milei à la Conférence d'action politique conservatrice (CPAC) au National Harbor à Oxon Hill, MD le 20 février 2025. (Photo de Valerie Plesch pour le Washington Post via Getty Images))
Oxon Hill, MD - 20 février 2025: Elon Musk tient une tronçonneuse personnalisée donnée par le président argentin Javier Milei à la Conférence d'action politique conservatrice (CPAC) au National Harbor à Oxon Hill, MD le 20 février 2025. (Photo de Valerie Plesch pour le Washington Post via Getty Images))

Longtemps perçu comme une icône de l’innovation et un génie entrepreneurial, Elon Musk divise désormais les rangs de la French Tech. Entre admiration pour ses réussites industrielles et malaise face à ses prises de position politiques, les acteurs de l’écosystème tech français s’interrogent : faut-il encore voir en lui un modèle à suivre ou tourner la page du rêve à l’américaine façon Musk ?

Même Christine Lagarde a préféré esquiver le sujet. Invitée sur France Inter le 31 mars, la présidente de la BCE s’est contentée d’un laconique : « Il a certainement eu un grand talent pour concevoir des projets innovants […] c’est tout ce que j’en dirai. » Une formule au passé en apparence anodine, mais révélatrice de l’ambiguïté grandissante qui entoure Elon Musk en Europe : nombreuses sont les personnalités du monde financier, entrepreneurial et politique à avoir considéré le parcours d’Elon Musk comme un modèle à suivre pour briser les codes. 

 

De Paypal à X : le parcours d’un entrepreneur hors normes

 


C’est avec la vente de PayPal, qu’il cofonde au tournant des années 2000, qu’Elon Musk pose la première pierre de son empire. En 2002, la plateforme est rachetée par eBay pour 1,5 milliard de dollars, ce qui lui permet d’empocher environ 175 millions de dollars. Ce capital, il le réinvestit dans une série de projets aussi audacieux que visionnaires : Tesla, pour accélérer la transition vers la mobilité électrique ; SpaceX, dans l’objectif de rendre l’exploration spatiale plus accessible ; mais aussi The Boring Company, qui s’attaque à la congestion urbaine, ou Neuralink, qui vise à connecter le cerveau humain à l’intelligence artificielle. En 2022, il prend le contrôle de Twitter, qu’il rebaptise X, avec l’idée d’en faire une plateforme universelle mêlant messagerie, paiement et contenu.

Tous ses paris ne sont pas couronnés de succès – certains soulèvent des critiques aussi bien sur le plan éthique que stratégique. Mais chacun traduit une même philosophie, un certain modèle entrepreneurial à l’américaine, marqué par l’obsession de repousser les limites technologiques. Et la prise de risques semble récompensée. Elon Musk demeure, selon Forbes (avril 2025), l’homme le plus riche du monde avec 241 milliards de dollars — un statut qu’il conserve depuis plus d’un an, et qui l’a même vu franchir fin 2024 le cap historique des 400 milliards, porté par l’envolée de Tesla et de sa start-up d’IA, xAI.

Mais l’année 2025 marque peut-être un tournant. Alors que sa fortune reste colossale, certains signaux laissent entrevoir les limites du modèle Musk. Tesla, longtemps perçue comme l’étendard de l’électrique, a vu ses ventes chuter de 13 % au premier trimestre, avec 336 681 véhicules écoulés contre 386 810 l’an passé. Une baisse qui s’explique en grande partie par l’intensification de la concurrence asiatique, notamment des constructeurs chinois comme BYD, sur un marché devenu beaucoup plus compétitif. À cela pourrait bientôt s’ajouter un autre défi : les nouvelles mesures douanières annoncées par l’administration Trump, qui risquent de compliquer davantage les exportations depuis la Chine dans les mois à venir.

Dans le même temps, en Espagne, un mouvement de boycott contre Tesla a vu le jour début avril, avec la distribution d’autocollants critiques à destination des propriétaires de véhicules de la marque. Relayée sur les réseaux sociaux, cette initiative illustre à quel point les agissements de Musk cristallisent des tensions. Et ce n’est pas un cas isolé : dans plusieurs pays européens, des voix s’élèvent pour dénoncer ses prises de position politiques ou son influence grandissante, témoignant d’un scepticisme croissant à son égard – ravivé récemment par une séquence vidéo dans laquelle un geste de sa part, rappelant un salut nazi, a alimenté la polémique.

Pourtant, tandis que Tesla ralentit, Musk continue de dérouler sa vision techno-futuriste. Dernier exemple en date : la fusion de sa société d’intelligence artificielle, xAI, avec la plateforme X. Ce nouvel ensemble, valorisé à près de 80 milliards de dollars, reflète son projet de créer un écosystème numérique unifié, mêlant IA, réseaux sociaux et paiements.

 

Figure inspirante mais aussi clivante

 

Antonin Léonard, associé chez Asterion Ventures, le reconnaît volontiers : « Il est difficile de contester qu’Elon Musk a profondément accéléré la transition vers l’électrique dans l’automobile. Il a démontré qu’un modèle rentable, désirable et à grande échelle était possible ». Il souligne également l’effet d’entraînement voulu par Musk : « Le fait que certains des brevets Tesla aient été mis en open source illustre une volonté de créer un effet d’entraînement sur toute l’industrie ».

Mais cette admiration n’est plus sans réserve. « On peut reconnaître cette contribution tout en étant profondément mal à l’aise avec ses interventions dans la vie politique européenne », ajoute-t-il. Pour lui, les prises de position de Musk sur X « traduisent une stratégie d’influence culturelle globale, qui interroge sur les nouvelles formes de pouvoir entre les mains d’acteurs privés ».

Maya Noël, directrice générale de France Digitale, résume bien cette tension : « Ce qu’il suscite, c’est une fascination qui n’est ni strictement positive ni négative, mais qui est indéniable : de par ses positions clivantes et par tout ce qu’il accomplit, il est un personnage unique, qui fascine naturellement ». Mais elle alerte aussi sur les effets d’annonce à répétition : « Cela génère de la volatilité, et ce n’est jamais bon pour l’économie, car cela génère du stress ».

Elle appelle à différencier la French Tech en tant qu’écosystème et les individus qui la composent. « Il n’y a pas vraiment d’avis uniforme dans la French Tech, mais ce qui est sûr, c’est que le contexte pousse à une réflexion à l’échelle européenne, notamment sur la question d’une préférence européenne dans les achats ».

 

Une opportunité pour l’Europe de s’affirmer

 

Pour Aurélien de Meaux, cofondateur d’Electra, cette remise en question de Musk constitue un moment charnière : « Ce désamour pour Elon Musk est plutôt une opportunité pour l’Europe et pour l’électrique européen ». Il fait partie du collectif Spark Alliance, qui réunit plusieurs acteurs européens de la recharge rapide pour renforcer l’autonomie industrielle du continent.

Lui aussi admet avoir été impressionné par le Musk des débuts : « Il était comme un Léonard de Vinci de la tech ». Mais il regrette l’évolution de sa posture publique : « Il se détourne aujourd’hui de ses entreprises pour faire des annonces à droite à gauche. Il ne s’agit pas forcément de faire du politiquement correct, mais on peut être agressif sans être forcément irrespectueux ».

Sur le plan politique, sa proximité fluctuante avec Donald Trump interroge. Alors même qu’il a été pressenti pour diriger une agence gouvernementale fictive nommée DOGE, Musk n’a pas hésité à critiquer récemment les coupes budgétaires décidées par l’administration américaine, notamment envers la NASA. Un double jeu qui déroute autant qu’il agace.

Même son de cloche du côté d’Alexandre Berriche, fondateur de Fleet, qui perçoit un tournant stratégique pour l’Europe : « Les menaces douanières américaines pourraient entraîner un réveil nécessaire, un moment pour reprendre le contrôle de notre défense ». Il voit là une chance de penser l’innovation européenne sur le long terme, loin de la dépendance aux modèles américains : « Une telle pression douanière pourrait être bénéfique, car elle nous pousserait à réfléchir davantage à notre autonomie ».

S’il n’a jamais été un inconditionnel de Musk, Alexandre Berriche reconnaît son génie entrepreneurial : « Ce serait malhonnête de ne pas reconnaître qu’Elon Musk est l’un des entrepreneurs les plus extraordinaires de l’Histoire ». Mais il ajoute aussitôt : « L’approche est brutale […] Il y a ici une certaine décorrélation avec la réalité ».

À travers ces témoignages, une certitude émerge : l’Europe ne pourra pas indéfiniment s’appuyer sur des modèles venus d’outre-Atlantique. Comme le souligne Antonin Léonard, « L’Europe ne pourra faire émerger des alternatives crédibles que si elle structure enfin un marché interconnecté à l’échelle du continent ». Cela suppose de penser une souveraineté technologique plus affirmée, mais aussi un rapport renouvelé à l’impact durable ou encore à l’éthique.

L’heure est donc venue pour la French Tech de redéfinir ses figures inspirantes. Moins fascinée par les héros américains, elle cherche à incarner une innovation plus locale, plus responsable, et peut-être plus en phase avec les valeurs européennes. À la figure flamboyante d’un Musk, certains opposent une vision plus collective, où la réussite ne repose pas sur un individu, mais sur des structures résilientes et interconnectées à l’échelle du continent. L’Europe ne cherche plus son Musk, elle cherche sa voie.

 


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