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L’IA redéfinit les limites de la performance, et ce n’est pas sans conséquences

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L’IA redéfinit les limites de la performance, et ce n’est pas sans conséquences. Getty Images

Nous avons souvent l’image d’une courbe de performance en forme de cloche : quelques excellents résultats au sommet, un noyau solide et une partie inférieure en difficulté. Mais l’intelligence artificielle ne se contente pas de modifier cette courbe, elle l’étire. Les meilleurs résultats s’accélèrent, le noyau est poussé à s’adapter, et la partie inférieure risque de disparaître.

 

Il ne s’agit plus d’une simple amélioration progressive, mais d’une révision complète de ce que signifie être performant. La question n’est plus « Qui est performant ? », mais « Qui sait s’adapter et à quelle vitesse ? »

Cette évolution se produit à un moment où le monde du travail subit des changements majeurs. Selon le Forum économique mondial, près de 92 millions d’emplois, soit environ 8 % de l’ensemble des postes, devraient disparaître d’ici 2030, d’après son rapport sur l’avenir de l’emploi. La plupart de ces emplois sont liés à des tâches répétitives ou régies par des règles, des fonctions que l’intelligence artificielle prend de plus en plus en charge.

L’ère de l’intelligence artificielle est déjà bien entamée. La redéfinition des emplois passera inévitablement par une révision des critères de performance. Pendant des décennies, la productivité se mesurait en chiffres : plus de production, des délais plus courts, une visibilité accrue. Elle privilégiait l’activité au détriment du sens, et nous évaluions les performances à travers le nombre d’heures travaillées et les produits livrés. Mais aujourd’hui, avec l’IA qui s’approprie les tâches répétitives et basées sur des règles, ces indicateurs perdent de leur pertinence. Nous entrons dans une ère où la performance ne se mesurera plus par ce que vous avez accompli, mais par votre capacité à penser, à vous adapter et à entraîner les autres.

 

Le paradoxe de la performance

Voici la tension à laquelle nous faisons face : que faire des personnes qui se situent juste au-dessus du seuil de performance ? Elles n’échouent pas, mais elles ne prospèrent pas non plus. Le système demandait de la conformité, pas de la créativité, et c’est exactement ce qu’elles ont apporté. Aujourd’hui, cela ne suffit plus.

Faut-il leur accorder plus de temps ? Les accompagner pour qu’elles s’adaptent différemment ? Ou les éliminer discrètement ?

Ce n’est pas seulement une question de performance, mais aussi une question d’éthique. Il ne s’agit pas toujours d’un manque de talent : parfois, c’est l’absence de reconnaissance, de clarté sur la valeur apportée ou de soutien adapté qui freine. Mais dans ce nouveau paysage, la médiocrité discrète ne passe plus inaperçue — elle devient rapidement visible.

Ce phénomène n’est pas nouveau : on l’a vu avec l’égreneuse à coton, la machine à écrire, puis l’arrivée d’internet. Chaque grande rupture technologique crée de la valeur — mais pas pour tous. Ce qui distingue l’IA, c’est la vitesse à laquelle elle progresse. Face à cette évolution fulgurante, les dirigeants doivent agir sur deux fronts : définir une vision stratégique et accompagner les personnes dans la transition.

 

Les modèles traditionnels de gestion des talents ne tiennent plus la route

Conçus pour un monde stable, ces systèmes reposent encore sur l’idée d’un employé occupant un poste fixe, suivant une trajectoire claire et prévisible. Mais ce cadre rigide vole en éclats face à l’accélération des transformations. Les rôles se redéfinissent, les compétences évoluent, et la notion même de valeur devient mouvante.

Selon le rapport Global Talent Trends 2024 de Mercer, plus de la moitié des dirigeants s’attendent à un gain de productivité de 10 à 30 % grâce à l’IA et à l’automatisation dans les trois prochaines années. Deux sur cinq visent des hausses encore plus importantes. Pourtant, près de 60 % estiment que la technologie avance plus vite qu’ils ne peuvent former leurs équipes, et 74 % s’inquiètent de la capacité de leurs talents à s’adapter à temps.

Ce n’est plus seulement une question de productivité : c’est une question de mesure. Dans un monde en perpétuelle évolution, la vraie interrogation devient : mesure-t-on ce qui compte vraiment ? Et comme le rappelle l’adage, « on ne peut pas gérer ce que l’on ne mesure pas ».

 

Comment rester concentré quand les machines prennent le relais ?

Alors que l’IA redéfinit la notion même de travail, les dirigeants sont confrontés à un défi de taille : repenser les critères de performance. Mais un obstacle majeur demeure — la plupart des salariés ignorent ce que l’on attend réellement d’eux dans ce nouveau contexte.

D’après les données du premier trimestre 2025 publiées par Gallup, seul un salarié sur cinq affirme avoir une vision claire de son développement professionnel. Plus alarmant encore : seulement 2 % des DRH estiment que leurs équipes disposent des compétences nécessaires pour faire face aux bouleversements en cours.

On demande aux collaborateurs de franchir un cap dans un système qui, bien souvent, ne les a ni formés ni accompagnés pour évoluer. Dans un environnement aussi mouvant, il n’est plus possible de miser sur de longues périodes d’adaptation : la montée en compétences doit être rapide, massive et immédiate.

 

Que devrions-nous mesurer à l’ère de l’IA ?

À mesure que les machines s’occupent des tâches répétitives et prévisibles, la contribution humaine doit se recentrer sur ce que l’IA ne sait pas faire : la créativité, le discernement, l’empathie, la collaboration… Cinq dimensions clés permettent de mieux cerner cette nouvelle forme de performance. Elles ne sont ni figées ni complètes, mais elles donnent une direction. Et surtout, elles sont amenées à évoluer.

Dans un monde en perpétuelle mutation, les indicateurs d’aujourd’hui risquent de ne plus refléter la réalité de demain. Les dirigeants doivent s’attendre à ajuster en permanence leurs outils de mesure. Car s’appuyer sur d’anciens repères dans un monde qui change aussi vite, c’est un peu comme suivre une carte alors que le paysage a déjà changé : elle montre une direction, mais rien ne dit que le chemin existe encore.

  1. Capacité à innover rapidement
    À quelle fréquence les collaborateurs proposent-ils, testent-ils et améliorent-ils de nouvelles idées ? Combien de temps faut-il pour passer d’une idée à un premier test concret ?
    Indicateurs possibles :
  • Nombre d’idées proposées, testées ou lancées chaque trimestre
  • Délai moyen entre l’idée et sa mise en œuvre
  • Nombre d’expérimentations et de leçons tirées
  • Fréquence des réunions ou retours d’expérience axés sur l’innovation
  1. Engagement émotionnel
    Les employés sont-ils réellement investis dans leur travail ? Ont-ils envie de contribuer au-delà de ce qui est attendu ? Le cadre de travail favorise-t-il cette implication ?
    Indicateurs possibles :
  • Résultats des enquêtes sur la motivation, le sens, l’énergie et l’alignement
  • Participation volontaire à des projets collectifs
  • Contributions saluées par les collègues qui dépassent le cadre du poste
  • Présence constante d’initiatives personnelles, même en période de changement
  1. Capacité à apprendre rapidement
    Les collaborateurs progressent-ils chaque mois ? Appliquent-ils de nouvelles compétences adaptées à l’évolution des besoins ?
    Indicateurs possibles :
  • Nouvelles compétences acquises et utilisées dans des projets concrets
  • Taux de réussite des formations ou des reconversions
  • Participation à des missions élargies ou à des rotations internes
  • Retours des managers et collègues sur la progression observable
  1. Influence au sein du collectif
    Qui a un impact au-delà de son rôle officiel ? Qui fait avancer les idées ou les décisions à l’échelle de l’organisation ?
    Indicateurs possibles :
  • Niveau et qualité de la collaboration entre services
  • Sollicitations reçues pour contribuer à des décisions transverses
  • Présence remarquée dans des échanges à fort enjeu
  • Reconnaissance par les pairs au-delà de l’équipe directe
  1. Impact sur la culture d’équipe
    Qui renforce la cohésion ? Qui aide les autres à progresser, crée un climat de confiance, et incarne les valeurs de l’entreprise ?
    Indicateurs possibles :
  • Taux de fidélité et d’engagement au sein des équipes
  • Activités de mentorat, d’intégration ou de soutien entre collègues
  • Mise en avant de comportements alignés avec les valeurs
  • Retours sur la qualité du climat d’équipe et le sentiment d’inclusion

Il ne s’agit pas simplement de développer des compétences dites « non techniques » : c’est toute la base de la valeur durable qui est en jeu. Et comme tout dans une période de grands bouleversements, cette base est en mouvement. Les indicateurs doivent donc suivre le rythme : ils doivent être adaptables, évolutifs et ancrés dans le réel.

Dans un monde en constante transformation, continuer à utiliser des mesures figées revient à naviguer avec de vieilles cartes sur des territoires inconnus. Elles peuvent encore servir, jusqu’à ce qu’elles ne soient plus utiles.

L’IA joue déjà un rôle dans cette redéfinition. D’après une étude du MIT Sloan, 60 % des dirigeants estiment que leurs indicateurs clés de performance ne sont plus adaptés. Pourtant, seulement un tiers utilisent l’IA pour repenser ce qu’ils mesurent. Et ceux qui s’y sont mis ne regrettent pas : 9 sur 10 affirment que leurs KPI se sont déjà nettement améliorés.

 

Redéfinir le sens de la performance

Tout le monde ne fera pas naturellement le saut. Mais nous avons la responsabilité de rendre ce changement possible et visible. On ne peut pas élever le niveau d’exigence sans ouvrir de nouvelles voies pour y parvenir.

Je me souviens d’avoir accompagné une manager restée discrètement en retrait pendant des années. Elle n’échouait pas, mais elle n’avançait pas non plus. Le jour où son poste a été réorganisé, elle a paniqué. Mais en recentrant sa contribution sur l’intégration et le mentorat – deux domaines où elle brillait – elle est devenue une ressource clé. Même personne. Autre rôle. Autre valeur.

Il ne s’agit pas toujours de se séparer des gens. Il s’agit parfois simplement de les voir autrement. Les entreprises qui avancent ne se contentent pas de requalifier. Elles réactivent. Elles créent des dynamiques, rendent le mouvement possible, légitime et visible.

Ce n’est pas uniquement un enjeu stratégique. C’est aussi un défi personnel. Cette année, j’ai repensé ma propre façon de mesurer mon travail. J’ai cessé de me concentrer sur le volume produit pour me demander : quelle est, au fond, la valeur que je crée ?

Je suis passé d’un mode de diffusion à un mode de dialogue. De la quantité à l’impact. Moins d’idées, partagées plus consciemment. Plus d’échanges. Plus d’écoute. Et ce changement a non seulement transformé mes résultats – il a aussi modifié ce que j’attends de moi-même, et la manière dont j’évalue la performance chez les autres.

 

Ce que les dirigeants peuvent faire dès maintenant

Ce moment demande plus qu’un simple ajustement des process ou des indicateurs. Il invite à tout repenser. Les dirigeants doivent passer d’une culture de l’activité à une culture du résultat. Et surtout, concentrer leurs efforts là où la pression est la plus forte : au cœur des équipes, là où l’IA bouscule le plus les habitudes, mais où le potentiel reste immense.

Il ne suffit plus de pointer les écarts de performance. Les bons leaders ne supposent pas que l’apprentissage se fait tout seul : ils accompagnent. Ils aident leurs équipes à construire de vrais plans de développement, alignés sur de nouvelles attentes. Ils redéfinissent ce que signifie bien faire son travail. Ils investissent dans la création de parcours professionnels plus adaptés aux réalités actuelles – parfois en en retirant ceux qui n’ont plus de sens, parfois en imaginant des trajectoires qui s’affranchissent des anciens modèles hiérarchiques.

Et surtout, ils montrent l’exemple. Car aujourd’hui, ce que vous incarnez a souvent plus d’impact que ce que vous évaluez. L’IA change la donne. Elle étire l’éventail des performances possibles. La vraie question n’est donc plus : « Allez-vous vous adapter ? » Mais bien : « Qui allez-vous aider à grandir et à avancer avec vous ? »

 

Une contribution de Vibhas Ratanjee pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie


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