Face à la perspective d’un conflit dans le Pacifique, le Pentagone ambitionne de déployer des milliers de drones. Alors que les tensions commerciales avec Pékin repartent à la hausse, ravivées par les droits de douane instaurés sous Donald Trump, un paradoxe persiste : les fabricants de drones de la Silicon Valley dépendent encore largement des composants venus de Chine.
Mach Industries dévoilait en grande pompe Viper, son nouveau drone d’attaque, dans une vidéo promotionnelle relayée par son PDG Ethan Thornton sous le slogan « Show, don’t tell ». Dès le lendemain, Thornton faisait déjà face à une controverse.
Des observateurs attentifs avaient repéré sur les images un moteur étrangement similaire à un modèle chinois. Thornton avait alors nié en bloc tout recours à des composants chinois dans ses drones. Toutefois, Palmer Luckey, PDG du géant de la défense Anduril, lui a posé une question plus embarrassante : « Et la cellule, dans la vidéo ? »
Pris de court, Thornton a fini par répondre sur X : « On est à l’aise avec l’idée de faire exploser des composants chinois à des fins de test, Palmer », confirmant ainsi implicitement l’origine du moteur. Il a ensuite précisé à Forbes que « toutes les unités finales livrées sont exemptes de pièces chinoises ». (Anduril et Palmer Luckey n’ont pas souhaité commenter.)
Alors que le conflit en Ukraine, les tensions autour de Taïwan et la suprématie du chinois DJI sur le marché mondial ont accentué le besoin pour l’armée américaine de se doter de drones peu coûteux et produits localement, cet échange a mis en lumière une réalité bien connue dans l’industrie : même les entreprises les plus patriotes de la Silicon Valley, censées répondre au mot d’ordre « America First », peinent à se passer de composants « Made in China ».
La Chine règne aujourd’hui sans partage sur le marché mondial des drones commerciaux, avec près de 90 % des parts, et produit l’essentiel des composants clés nécessaires à leur fabrication : cellules, batteries, radios, caméras ou encore écrans, selon le cabinet Drone Industry Insights UG. Une domination qui s’explique par une dépendance ancienne à ces pièces, laissant les États-Unis avec plusieurs années de retard dans la mise en place d’une filière industrielle capable de rivaliser. « Nous dépendons presque entièrement de notre principal adversaire pour ces composants et notre capacité à les produire », résume Josh Steinman, ancien responsable de la sécurité de la chaîne d’approvisionnement à la Maison Blanche.
Un constat dont il est devenu difficile de se détourner. Lors d’une démonstration organisée le mois dernier à Quantico, le sénateur J.D. Vance a été photographié en train d’observer les manœuvres des Marines à travers des lunettes de visualisation fabriquées en Chine. Le major Hector Infante, en charge de la formation sur la base, a assuré à Forbes que ce matériel « n’avait pas été fourni par l’armée » et servait uniquement « à des fins de visualisation ». La Maison Blanche n’a pas souhaité commenter.
Face à cette dépendance, l’alerte est désormais clairement lancée au sein du Pentagone. Plusieurs fabricants américains de drones militaires, comme Skydio, l’un des plus importants du secteur, tentent aujourd’hui dans l’urgence de reconstruire leurs chaînes d’approvisionnement, après que les sanctions chinoises ont coupé l’accès à certains fournisseurs. « La Chine pourrait mettre l’industrie des drones à l’arrêt pendant un an », prévient Trent Emeneker, responsable à la Defense Innovation Unit, qui évalue les drones pour un usage militaire. « Ce n’est pas qu’un enjeu américain : c’est un enjeu de sécurité nationale pour tout l’Occident. »
Plusieurs acteurs du secteur ont confié à Forbes que la lenteur administrative du Pentagone freinait l’essor d’une filière nationale du drone. Mais c’est surtout la présence persistante de composants chinois dans les appareils qui refroidit l’enthousiasme des militaires. L’entreprise Orqa, par exemple, qui ambitionnait de devenir le « DJI de l’Occident », a vu ses ventes au département de la Défense des États-Unis suspendues après la découverte de pièces d’origine chinoise pourtant supposément interdites. « La plupart des fabricants occidentaux utilisent encore des composants chinois », reconnaît son PDG, Srdjan Kovacevic, tout en précisant qu’Orqa a depuis internalisé sa production.
C’est précisément ce type de dépendance que les droits de douane instaurés par Donald Trump entendent enrayer, en incitant les entreprises à relocaliser leur chaîne d’approvisionnement. Mais la transition s’annonce longue et coûteuse. Entre les années de R&D nécessaires et les investissements massifs à prévoir, la route est encore semée d’embûches. D’autant que les représailles chinoises ne se font pas attendre : leurs contre-mesures tarifaires pourraient alourdir encore la facture des composants importés, alors même que certaines exportations – comme les aimants indispensables aux moteurs de drones – sont déjà perturbées.
Les tentatives réglementaires visant à interdire toutes les importations de drones et de composants chinois ont rencontré une résistance farouche, tant de la part des fabricants chinois que des investisseurs américains. En réponse à une proposition du département du Commerce des États-Unis d’interdire ou de restreindre les pièces et drones en provenance de Chine, le fonds de capital-risque Andreessen Horowitz – qui a soutenu des entreprises comme Anduril, Skydio et Shield AI – a plaidé pour une approche plus graduelle, proposant des restrictions progressives sur les ventes de composants chinois, tout en permettant aux entreprises américaines de continuer à s’approvisionner. « Une interdiction brutale de toutes les sources d’approvisionnement étrangères pour les composants critiques des drones aurait des conséquences désastreuses pour l’industrie américaine », a averti Jai Ramaswamy, directeur juridique d’Andreessen Horowitz, dans sa réponse au département du Commerce. (La société a refusé de commenter davantage).
Malgré ces préoccupations, certains experts en sécurité nationale estiment que cette « catastrophe » pourrait être inévitable. « Il faudra bien retirer le pansement à un moment donné », a expliqué Josh Steinman. « Et soit vous choisirez de le faire, soit la Chine le fera pour vous. »
Face à la montée en puissance de la Chine dans le secteur des drones, le Pentagone a mis l’acquisition de ces technologies en tête de ses priorités en 2023. L’initiative Replicator a ainsi été lancée pour accélérer la production et fournir des milliers de drones bon marché pour contrer l’arsenal chinois. Toutefois, bien que les premiers drones soient attendus d’ici août, l’avenir de cette initiative reste incertain, et de nombreuses entreprises de drones estiment que les mesures ne vont pas assez loin pour stimuler une adoption à grande échelle de ces technologies.
L’accès aux contrats liés aux drones passe principalement par la Defense Innovation Unit (DIU) du Pentagone, qui tient une « liste bleue » des drones approuvés pour un usage militaire. Mise à jour chaque année, cette liste est supervisée par une équipe de six employés chargés de tester des centaines de produits pour s’assurer qu’ils ne contiennent pas de composants chinois interdits par le National Defense Authorization Act (NDAA), comme des caméras, des contrôleurs de vol, des radios et des systèmes de contrôle au sol – des éléments cruciaux qui peuvent transmettre des signaux et être manipulés.
Des entreprises de toutes tailles, de la grande Anduril à la plus petite Neros, figurent sur cette liste. Toutefois, certains fabricants de drones estiment que ce processus est devenu un obstacle supplémentaire pour l’industrie. En effet, cette année, seulement 23 entreprises ont été approuvées sur plus de 300 candidatures. Darkhive, une société basée à San Antonio, faisait partie des entreprises qui espéraient être sélectionnées. Après plusieurs mois d’attente, elle a découvert que ses quadcoptères ne figuraient pas sur la liste, un constat formulé dans un communiqué de presse de la DIU en février. « Pas de suivi, juste : “essayez encore l’année prochaine” », a déclaré le PDG, John Goodson. (Cependant, Darkhive conserve plusieurs contrats avec le Pentagone via d’autres voies).
BRINC, une entreprise avec plus de 700 clients dans les secteurs de la sécurité publique et de l’application de la loi, a été exclue de la liste bleue après avoir été sanctionnée par la Chine l’année dernière en raison de sa participation à une mission commerciale à Taïwan soutenue par le gouvernement américain. Depuis, l’entreprise a réorienté ses activités vers les contrats de sécurité publique. « Il est plus facile d’être sanctionné par la Chine que d’être inscrit sur la liste bleue », a déploré Andrew Cote, responsable de la stratégie et de la croissance de BRINC.
En décembre, le Pentagone a suspendu l’utilisation des drones de la société croate Orqa – qui se présente comme une solution Replicator et un « guichet unique » pour des composants sans Chine – après que la DIU a découvert des modules radio fabriqués en Chine, en violation des exigences du NDAA, selon la société et plusieurs sources proches de l’affaire. De plus, la DIU a exprimé des préoccupations concernant une entreprise chinoise liée à Orqa par une acquisition effectuée en 2022. « Tant que DJI n’est pas totalement exclue, il n’y aura pas assez de marché pour soutenir une base industrielle américaine», a estimé Nathan Ecelbarger, de l’U.S. National Drone Association.
Interrogé sur ces questions, Srdjan Kovacevic, PDG d’Orqa, a reconnu que les modules radio étaient assemblés en Chine, mais a précisé que les puces utilisées étaient fabriquées à Taïwan et en Europe. Il a contesté l’idée que ces composants étaient essentiels, soulignant qu’Orqa fabrique désormais ses propres modules. Quant à l’entreprise chinoise, il a précisé qu’elle n’appartenait pas à Orqa, mais à un membre de sa direction, et que ses activités avaient été transférées en Europe – à l’exception d’un produit non lié aux drones, toujours fabriqué en Chine.
Toutes les demandes d’Orqa pour figurer sur la liste bleue ont été rejetées. « Ce que nous pensions être des règles claires s’avère en réalité sujet à des interprétations pour le moins créatives », a déclaré Srdjan Kovacevic. « Le processus est tout sauf transparent. »
Cependant, Mike Emeneker, de la DIU, en charge de cette fameuse liste, ne partage pas cet avis. « Ce n’est pas aux entreprises de décider ce qui est légal ou pas », a-t-il rétorqué. Il a précisé que la dernière mise à jour de la liste avait été réalisée dans le respect du cadre légal. « Il y a toujours des cas particuliers, des décisions difficiles à trancher », a-t-il reconnu. « Mais le processus est désormais standardisé, avec pour objectif de proposer les meilleures options aux forces armées. »
Le Pentagone interdit certains composants d’origine chinoise, mais ces restrictions ne s’appliquent pas à des pièces comme les cellules, les moteurs ou les batteries. Parier sur ces éléments reste cependant risqué. En octobre, les États-Unis ont eu un aperçu de ce que pourrait être le pire scénario lorsque la Chine a sanctionné Skydio, fabricant américain de drones militaires, coupant ainsi son accès à certaines batteries. Skydio, qui est le principal constructeur américain de petits drones, avait levé plus de 850 millions de dollars auprès d’investisseurs comme Andreessen Horowitz et Accel.
La société avait alors prévenu qu’elle ne pourrait sécuriser de nouveaux fournisseurs qu’au printemps, ce qui l’obligerait à rationner ses batteries entre-temps. « S’il restait le moindre doute, cette décision montre clairement que le gouvernement chinois est prêt à utiliser les chaînes d’approvisionnement comme levier pour défendre ses intérêts au détriment des nôtres », avait-elle déclaré dans un communiqué. Six mois plus tard, Skydio n’a toujours pas annoncé de fournisseur de remplacement et n’a pas répondu aux demandes de commentaires.
Plus d’une dizaine de fabricants de drones en compétition pour des contrats avec le Pentagone — parmi eux Anduril, Shield AI, Firestorm, CyberLux ou encore Neros — ont également été sanctionnés par la Chine. Certains affirment toutefois que cela n’a eu aucun impact concret. Selon Lily Hinz, porte-parole de Shield AI, l’entreprise n’utilise aucun composant chinois et « ne ressent pas les effets » des sanctions. Dan Magy, PDG de Firestorm, assure lui aussi que ses drones sont exempts de pièces chinoises, et considère ces sanctions comme une « médaille d’honneur ». De son côté, la porte-parole d’Anduril, Shannon Prior, affirme qu’elles n’ont « aucun effet sur les activités » de l’entreprise, qui a totalement supprimé toute « dépense directe en Chine ».
D’autres fabricants, en revanche, ont dû ajuster leur stratégie. Mark Schmidt, PDG de CyberLux, a confié à Forbes que son entreprise prenait « de manière proactive ses distances avec les composants chinois » et consolidait son réseau de fournisseurs nord-américains pour la production de pièces critiques. Il a toutefois refusé de commenter l’impact de cette transition sur les coûts ou les délais.
Même Neros, une entreprise californienne qui conçoit et fabrique en interne la majorité des composants essentiels de ses drones à 2 000 dollars pièce, a ressenti les effets des sanctions imposées en décembre. Bien financée grâce à une levée de fonds de 35 millions de dollars menée par Sequoia, la société reste encore partiellement dépendante de certaines pièces venues de Chine. « Se procurer ces composants est devenu plus compliqué », admet Olaf Hichwa, directeur technique. « Mais c’est aussi un bon déclencheur pour nous pousser à couper complètement cette dépendance. »
Un point fait consensus parmi les responsables militaires, les experts en sécurité nationale et les industriels du secteur : bâtir une filière de drones véritablement indépendante de la Chine passera inévitablement par l’éviction de DJI du marché américain. Basée à Shenzhen, DJI est devenue le leader mondial du drone, portée par d’importantes subventions publiques chinoises, ainsi que par le soutien de fonds de capital-risque américains comme Accel Partners, Kleiner Perkins ou encore l’ex-branche chinoise de Sequoia. Aujourd’hui, l’entreprise reste omniprésente aux États-Unis, aussi bien dans les exploitations agricoles que chez les forces de l’ordre. « Tant que DJI ne sera pas complètement interdite, le marché restera trop étroit pour permettre l’émergence d’une véritable industrie du drone aux États-Unis », estime Nathan Ecelbarger, président de la National Drone Association, qui plaide pour une adoption plus rapide de ces technologies par les forces armées.
DJI a toutefois réussi jusqu’à présent à éviter une interdiction. L’entreprise s’est opposée à un projet de règlement du département du Commerce qui visait à interdire les drones et composants chinois, affirmant que cela porterait « gravement préjudice à de nombreux acteurs américains ». En octobre, elle a attaqué le Pentagone en justice, soutenant qu’elle ne représentait aucune menace pour la sécurité nationale, et a fait campagne contre une proposition de loi visant à interdire ses produits — comme le confirment plusieurs documents officiels. « DJI est injustement ciblée à cause de son pays d’origine », a déclaré la société à Forbes.
Finalement, en décembre, la mesure visant à l’interdire a été retirée du projet de loi annuel sur le budget de la Défense, ce qui a permis à DJI de continuer à vendre ses drones aux États-Unis. Dans un communiqué, l’entreprise a remercié ceux qui avaient soutenu ses démarches pour bloquer la législation — notamment ses clients américains : « Votre soutien a vraiment fait la différence », a écrit DJI. « Les élus ont prêté attention à ce que vous aviez à dire. »
Un article de David Jeans pour Forbes US – traduit par Lisa Deleforterie
À lire également : Droits de douane : vers un apaisement des tensions entre l’UE et les États-Unis ?
Vous avez aimé cet article ? Likez Forbes sur Facebook
Newsletter quotidienne Forbes
Recevez chaque matin l’essentiel de l’actualité business et entrepreneuriat.

Abonnez-vous au magazine papier
et découvrez chaque trimestre :
- Des dossiers et analyses exclusifs sur des stratégies d'entreprises
- Des témoignages et interviews de stars de l'entrepreneuriat
- Nos classements de femmes et hommes d'affaires
- Notre sélection lifestyle
- Et de nombreux autres contenus inédits