Michèle Pappalardo, présidente du comité du label ISR, revient pour Forbes France sur les mutations récentes de la finance durable. Alors que la directive CSRD est repoussée et que les critères ESG suscitent des réticences, notamment aux États-Unis, elle affirme la résilience du label français et souligne : « Les flux d’investissements durables n’ont pas disparu pour autant. » Une mise au point sur les enjeux, les évolutions et la solidité d’un label à l’heure des incertitudes.
Forbes France : Pourquoi est-il important aujourd’hui de se tourner vers la finance durable, et en quoi les labels comme le label ISR peuvent-ils guider les investisseurs dans ce choix ?
Michèle Pappalardo : Depuis la COP 21, la finance est appelée à jouer un rôle clé dans la transition écologique et plus largement dans le développement durable. La finance durable vise à financer un développement plus équilibré, prenant en compte les enjeux environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). C’est une façon de faire en sorte que l’argent qu’on place soutienne des entreprises qui agissent de manière responsable.
Concrètement, cela signifie par exemple investir dans des entreprises qui s’engagent pour le climat, la préservation des ressources naturelles (eau, sols, biodiversité), mais aussi pour de meilleures conditions sociales (diversité, bien-être au travail, respect des droits humains) et une gouvernance éthique. C’est une conviction forte : les entreprises qui intègrent ces enjeux sont mieux armées pour durer, et donc présentent moins de risques. Une entreprise qui ignore les risques climatiques ou sociaux peut très vite se retrouver en difficulté, comme l’ont montré certains scandales récents. À l’inverse, une entreprise responsable est souvent plus résiliente, mieux préparée à l’avenir.
Ensuite, pourquoi des labels ? Parce qu’un label est un repère. Il permet de donner aux investisseurs un niveau de fiabilité et de confiance. Le label ISR, par exemple, garantit qu’un certain nombre de critères ont été respectés et que des contrôles ont été réalisés. C’est un gage de sérieux dans un univers où les discours “verts” ou « durables » sont nombreux, mais pas toujours suivis d’actions.
Et pour être clair : être labellisé ne veut pas dire que le fonds est moins rentable. Les études montrent qu’en moyenne, les fonds labellisés ne sont pas moins performants que les autres. Évidemment, comme toujours en finance, certains fonds performent mieux que d’autres, labellisés ou non. Mais le label permet au moins de s’assurer que certains engagements extra-financiers sont bien pris en compte. Libre ensuite à chaque investisseur de choisir, parmi les fonds labellisés, celui qui correspond le mieux à ses propres valeurs et priorités.
Qu’apporte concrètement le label ISR aux épargnants, et comment a-t-il évolué pour garantir plus de rigueur et de transparence ?
M.P : Son objectif est clair : permettre aux épargnants — particuliers comme institutionnels — d’identifier facilement les fonds qui financent des entreprises engagées dans des démarches durables. Plutôt que de laisser chacun analyser en détail les investissements de chaque fonds, le label repose sur un référentiel précis, appliqué par les fonds et vérifié par un certificateur indépendant. Ce label est attribué pour trois ans, avec un contrôle annuel pour s’assurer que les engagements sont respectés dans la durée.
À l’origine, le label mettait surtout l’accent sur la transparence. Mais depuis, le contexte a évolué. En 2021, le ministère des Finances a lancé une révision complète du référentiel, pour éviter les dérives — notamment le greenwashing — et renforcer l’exigence. Le nouveau référentiel, en vigueur depuis janvier 2024, est beaucoup plus rigoureux. Résultat : environ 30 % des fonds n’ont pas souhaité ou pu conserver leur labellisation, mais 72 % l’ont maintenue, soit près de 960 fonds. C’est un signe positif, car cela montre que le label reste recherché par les financiers tout en montant en exigence.
Par ailleurs, des déclinaisons du label ont été développées : une version pour les fonds immobiliers depuis 2020 (en cours de révision) et une autre en préparation pour le capital investissement. Chaque type de fonds nécessite en effet une approche adaptée. Enfin, le label impose désormais une prise en compte équilibrée des trois dimensions ESG (Environnement, Social, Gouvernance). Il ne s’agit pas d’avoir uniquement une approche verte ou sociale, mais bien de viser une performance globale, sans angles morts. Le label ISR, aujourd’hui, est donc un outil renforcé pour orienter la finance vers une durabilité crédible, lisible et exigeante.
Les critères ESG font aujourd’hui l’objet de certaines critiques, en particulier sur le “E” d’environnement. Face aux doutes sur la réalité des engagements de certaines entreprises, comment peut-on être sûr que le critère environnemental est réellement respecté ?
M.P : Le label ISR ne cherche pas uniquement à valoriser les fonds “verts”, mais impose un socle minimum sur les enjeux environnementaux, en particulier climatiques. Dans le nouveau référentiel, applicable depuis janvier 2024, tous les fonds labellisés doivent désormais se fixer un objectif en matière de climat et rendre compte des résultats obtenus.
Cela passe par l’utilisation d’indicateurs de résultats, en particulier ceux définis dans la réglementation européenne SFDR, appelés PAI (Principales Incidences Négatives). Ces indicateurs, normés au niveau européen, permettent de mesurer l’impact environnemental des entreprises dans lesquelles les fonds investissent — notamment en matière d’émissions de gaz à effet de serre. L’objectif est donc de suivre et de réduire ces impacts négatifs de manière transparente et mesurable.
Nous avons également introduit des exclusions strictes qui n’existaient pas auparavant : les fonds labellisés ne peuvent plus investir dans le charbon, les énergies fossiles non conventionnelles, ni dans des entreprises qui développent leurs capacités en énergies fossiles. En complément, les fonds doivent suivre de près les plans de transition des entreprises dans lesquelles ils investissent.
Bien sûr, il est toujours possible que certains essaient de contourner les règles. Mais c’est précisément le rôle du certificateur : vérifier que les engagements sont réels, et refuser ou retirer le label aux fonds qui ne jouent pas le jeu. D’ailleurs, c’est ce contrôle d’un référentiel plus strict qui a conduit à ce que 30 % des fonds précédemment labellisés ne le soient plus aujourd’hui.
Enfin, le référentiel impose un équilibre entre les trois piliers ESG : un fonds ne peut plus se contenter d’avoir de bonnes performances sociales ou de gouvernance tout en négligeant l’environnement ni inversement. Chaque dimension (E, S, G) doit représenter au moins 20 % de l’évaluation globale, pour éviter toute impasse. D’ailleurs nous avons aussi des exclusions dans le domaine social ou en matière de gouvernance. Le label ISR tel qu’il existe aujourd’hui vise donc à garantir que les fonds labellisés apportent une contribution crédible et mesurable à la transition écologique, en cohérence avec les attentes des épargnants et des investisseurs.
Quelles pourraient être les conséquences du report de la CSRD sur le label ISR ?
M.P : Nous sommes effectivement concernés par la CSRD, car elle s’applique aux entreprises dans lesquelles les fonds labellisés ISR investissement. Mais ce qui nous concerne encore davantage, c’est la réglementation SFDR, qui encadre directement le secteur financier. Celle-ci était déjà amenée à évoluer, et nous ne savons pas encore dans quelle direction exactement.
Lors de la révision du référentiel du label ISR, nous avons anticipé ces changements. Plutôt que de créer nos propres indicateurs, nous avons choisi de nous appuyer sur les cadres européens existants.. Ce sont des indicateurs normés qui permettent de mesurer l’impact des entreprises sur l’environnement et la société. Ces référentiels restent valides, même si les textes évoluent.
Le report de la CSRD de deux ans aura peut-être des effets indirects. En repoussant son application, certaines entreprises mettront plus de temps à produire les données extra-financières dont les fonds ont besoin. Si cela crée un décalage, nous pourrons peut-être adapter le rythme côté label également. Cela dit, l’autre modification récente — à savoir la restriction de la CSRD aux grandes entreprises — ne devrait pas beaucoup nous affecter, car ce sont justement ces grandes entreprises qui composent l’essentiel des portefeuilles des fonds labelisés de valeurs mobilières.
Ce que nous espérons, c’est qu’il n’y ait pas trop de reculs ou d’ajustements désordonnés. L’un des grands apports de la CSRD est l’harmonisation des données. Si l’on revient en arrière, on risque de retomber dans une situation où chaque acteur (investisseurs, clients, partenaires) pose ses propres questions, avec ses propres indicateurs. Cela complique énormément la tâche des entreprises, qui se retrouvent à devoir répondre à des demandes multiples, avec une grande perte d’efficacité.
Il y a sans doute des simplifications à apporter. Mais il faut préserver l’uniformité des indicateurs, car elle est indispensable à une lecture claire et fiable des performances extra-financières. Pour le moment, le report ne nous perturbe pas fortement, mais il faudra rester vigilants pour que ces ajustements ne nuisent pas à la cohérence globale du système.
Ce report de la CSRD intervient dans un contexte plus global où l’environnement ne semble plus être la priorité de la finance. On a notamment vu le premier gestionnaire d’actifs américain Blackrock quitter l’alliance des gérants d’actifs pour le climat. Au vu de la situation, peut-t-on parler d’une baisse d’attractivité pour les fonds verts ?
M.P : On parle de deux contextes très différents. Aux États-Unis, il n’y a pas eu de baisse significative des investissements durables en tant que tels, me semble-t-il. Ce qui s’est passé, c’est essentiellement un mouvement politique : certains responsables, y compris au plus haut niveau, ont exprimé leur hostilité aux critères ESG, et cela a conduit à une forme d’autocensure ou de prudence de la part de certains acteurs. Mais en réalité, les flux d’investissements durables n’ont pas disparu pour autant.
En France, la situation est tout autre. Il n’y a pas de recul de l’intérêt pour l’investissement durable. Au contraire sa part a progressé en 2024. Cela dit, chez nous, la mesure de l’attractivité du label ISR est rendue un peu complexe en ce moment, parce que nous avons justement fait évoluer notre référentiel cette année. Les critères se sont durcis, volontairement. Résultat : environ 28 % des fonds ont perdu leur label — non pas parce qu’ils ne le voulaient plus, mais parce qu’ils ne répondaient plus aux nouvelles exigences. C’était attendu, et même souhaité : s’il n’y avait pas eu de sortie de fonds, cela aurait voulu dire que le niveau d’exigence n’avait pas réellement augmenté.
Mais ce qu’il faut noter, c’est que seulement 10 % des sociétés de gestion ont quitté le label. Cela signifie que dans la plupart des cas, elles ont fait du tri dans leurs fonds pour ne conserver que ceux qui pouvaient répondre aux nouvelles exigences. Certaines, par exemple, ont préféré retirer de l’ISR les fonds qui contenaient encore du fossile plutôt que de modifier leur stratégie d’investissement. D’autres, comme la Banque Postale, ont fait un travail important pour faire évoluer leurs fonds et maintenir leur labellisation sur tous leurs fonds.
Donc non, il n’y a pas de recul de l’attractivité du label, au contraire. En 2024, selon les derniers chiffres de l’AFG (Association Française de la Gestion financière), la part des encours investis dans des fonds se revendiquant comme durables a encore augmenté. On peut certes débattre de la pertinence de certains fonds qui se disent durables, mais cela montre clairement que l’intérêt des investisseurs est toujours là.
Sur le terrain, ça se confirme : dans les conférences, les colloques, les échanges avec les entreprises, on sent une vraie continuité. Beaucoup d’acteurs affirment qu’ils poursuivent leurs engagements, parce que ce sont des démarches de gestion des risques. Ils savent que les enjeux ESG sont au cœur de leur chaîne de valeur et qu’en les négligeant, ils s’exposent à des risques importants. Ces démarches ne sont pas prises à la légère ni sur un coup de tête, donc ce n’est pas un changement d’humeur politique qui va les faire reculer.
Parfois, certains acteurs choisissent de moins communiquer sur leurs engagements pour éviter d’être ciblés, comme on l’a vu aux États-Unis. Mais cela ne veut pas dire qu’ils renoncent à leurs efforts sur le fond. Donc à ce jour, je ne constate aucun désengagement massif, bien au contraire.
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