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L’Ukraine et son projet de guerre juridique

UkraineDes Ukrainiens participent à un entraînement militaire ouvert aux civils dans le cadre de la campagne « Ne paniquez pas ! Soyez prêts ! » à Kiev, face à la menace d’une invasion russe, le 19 février 2022. | Source : Getty Images

La situation en Ukraine se tend un peu plus chaque jour, alors que la Russie semble prête à envahir le pays. Les autorités ukrainiennes ont donc décidé de recourir à une nouvelle tactique : l’utilisation stratégique du droit.

 

Avec la montée des tensions, un conflit armé entre l’Ukraine et la Russie semble de plus en plus inévitable. Afin de contrer une potentielle offensive russe, l’Ukraine a développé un « projet de guerre juridique ». Le pays souhaite ainsi utiliser les outils juridiques pour atteindre ses objectifs militaires et délégitimer les actions de la Russie.

L’Ukraine a même rendu publiques ses stratégies juridiques sur un site Internet dédié. La guerre juridique menée par les autorités ukrainiennes permet de mettre en lumière une nouvelle forme de guerre qui se déroule à la fois sur le plan juridique, psychologique et informatif et sur le champ de bataille. En fournissant des outils juridiques au secteur privé, une nouveauté qui inflige de sérieux dégâts à la Russie, l’Ukraine crée un précédent qui pourrait façonner l’avenir de la guerre.

L’usage stratégique du droit par l’Ukraine retourne contre lui l’une des tactiques préférées de Vladimir Poutine. Depuis de nombreuses années, la Russie utilise stratégiquement le droit pour justifier son intervention dans certains États ou territoires voisins. En effet, les autorités russes adoptent des lois pour légitimer les « opérations humanitaires » dans le cadre de la responsabilité russe de « protéger les populations favorables à la Russie », qu’elles soient ou non ethniquement russes, russes orthodoxes ou russophones. C’est ce qui s’est passé en Moldavie en 1992, en Géorgie en 2008 et en 2014, en Syrie depuis 2011 et en Ukraine en 2014. En 2018, la Douma a justifié rétroactivement l’annexion de la Crimée par la Russie en adoptant une loi qui instaure l’année 1783 comme date d’« adhésion » de la Crimée à l’Empire russe.

Pour envahir la Crimée en 2014, la Russie a eu recours à des forces spéciales sans uniformes ni insignes, attributs exigés par le droit international pour définir un combattant, afin de pouvoir plausiblement nier toute responsabilité dans le conflit. Parallèlement, un projet de loi attendait sur le bureau de la Douma afin de conférer une citoyenneté russe automatique aux populations d’Ukraine qui répondaient à certains critères historiques, culturels ou linguistiques. La Russie a ensuite distribué des passeports en Crimée pour augmenter le nombre de citoyens russes sur place.

Désormais, c’est au tour de l’Ukraine d’utiliser stratégiquement le droit pour riposter et saper les revendications de légitimité de la Russie. Les autorités ukrainiennes ont lancé plusieurs offensives juridiques dans le domaine public et privé. Concernant le droit international public, l’Ukraine a porté plainte devant la Cour internationale de justice (CIJ), accusant la Russie de mener une « campagne d’effacement culturel » contre les Tatars et les Ukrainiens de souche en Crimée, en violation de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, ainsi que de la Convention internationale pour la répression du financement du terrorisme. Par ailleurs, les deux plaintes ukrainiennes contre la Russie déposées auprès de la Cour pénale internationale (CPI) en sont au stade de l’enquête.

En outre, l’Ukraine a déposé neuf autres requêtes devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en rapport avec le conflit qui l’oppose à la Russie. La CEDH examine également plus de 7000 requêtes individuelles, plus une des Pays-Bas, liées à l’abattage du vol MH17 de la Malaysia Airlines par un missile Buk russe au-dessus de la région de Donetsk en 2014. La participation des Pays-Bas confère une légitimité supplémentaire à cette action.

L’Ukraine a déposé plusieurs plaintes supplémentaires en lien avec le conflit et l’incident auprès du Tribunal international du droit de la mer (TIDM), de la CIJ et de la Cour permanente d’arbitrage (CPA). Le TIDM a déjà statué en faveur de l’Ukraine sur une plainte liée à l’incident du détroit de Kertch de mai 2019.

Enfin, concernant le droit international privé, en soutenant les plaintes des investisseurs ukrainiens contre la Russie, l’Ukraine a renforcé ses entreprises et son droit. Les autorités ukrainiennes ont encouragé les investisseurs à porter plainte contre la Russie en vertu du traité bilatéral d’investissement (TBI) de 1998 entre la Russie et l’Ukraine. Les TBI sont des accords entre deux États souverains visant à stimuler les flux d’investissements étrangers entre eux. Les TBI accordent des protections aux investisseurs de chaque État qui investissent sur le territoire de l’autre, ce qui inclut généralement la protection contre l’expropriation arbitraire ainsi que le traitement juste et équitable des investissements. Les TBI précisent également la manière dont seront tranchés les différends. Cela implique généralement la création d’un tribunal arbitral indépendant des systèmes judiciaires des deux États. En résumé, les TBI permettent aux investisseurs de déposer plainte directement contre un État souverain en vertu d’un ou de plusieurs manquements aux obligations du traité, comme s’il s’agissait d’un simple litige commercial.

Jusqu’à présent, les investisseurs ukrainiens ont déposé 11 demandes d’arbitrage contre la Russie, comme l’indique l’avocat Eric Chang. L’Ukraine a déposé des observations pour appuyer les demandes des requérants dans six arbitrages et a coordonné leurs stratégies juridiques. Les investisseurs, dont plusieurs sont des entités publiques, demandent une compensation à la Russie pour avoir saisi illégalement des investissements situés en Crimée, notamment des opérations bancaires, un aéroport, des stations-service, des biens immobiliers et des centrales électriques.

Pour que les tribunaux arbitraux aient compétence sur ces litiges, ils doivent déterminer si les investissements se trouvent sur un territoire où la Russie exerce un « contrôle effectif », tel que défini par la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, l’un des traités fondateurs du droit de la guerre.

Les tribunaux arbitraux désignés par le TBI entre la Russie et l’Ukraine ne sont pas compétents pour déterminer si l’occupation de la Crimée est légale ou non. Toutefois, des conclusions indépendantes répétées selon lesquelles la Russie exerce un « contrôle effectif » en Crimée peuvent largement influencer l’opinion publique.

L’usage stratégique du droit permet ainsi à l’Ukraine de renforcer sa légitimité devant la communauté internationale et de diffuser l’idée que la Russie est un agresseur dans un conflit armé international. Selon Eric Chang, jusqu’à présent, les tribunaux arbitraux ont imposé à la Russie plusieurs sanctions financières, pour un montant total de huit milliards de dollars, et des milliards de dollars de réclamations doivent encore être décidées. Bien que la Russie n’ait pas participé aux neuf premiers arbitrages, elle se défend désormais activement, révélant ainsi qu’elle craint ces revendications.

Cette stratégie ne suffira pas à dissuader la Russie d’envahir l’Ukraine. Cependant, les milliards de dollars de sanctions déjà actées, et celles encore à venir, peuvent modifier l’analyse coûts-avantages des actions de la Russie. Plus important encore, l’usage stratégique du droit par l’Ukraine contribue à galvaniser la population du pays contre l’occupation russe. Sans supériorité militaire, l’Ukraine aura besoin d’une approche sociétale globale pour documenter et combattre les atrocités et le comportement illégal de la Russie. En donnant à sa population les moyens de porter plainte contre la Russie, l’Ukraine peut saper l’agression russe et renforcer sa position diplomatique dans le monde.

L’usage stratégique du droit par la Russie a montré que le pays se souciait profondément de justifier la légalité de ses opérations militaires face à la communauté internationale et à son propre peuple. La capacité de l’Ukraine à saper cette légitimité russe devant les tribunaux internationaux et devant le tribunal de l’opinion publique mondiale peut avoir un effet dévastateur. Au fur et à mesure que les précédents, les sanctions financières et les plaintes augmentent contre la Russie, le projet d’usage stratégique du droit par l’Ukraine pourrait devenir un modèle de stratégie pour les futures guerres juridiques interétatiques.

 

Article traduit de Forbes US – Auteure : Jill Goldenziel

<<< À lire également : L’Ukraine prête à résister sur le champ de bataille et dans les négociations diplomatiques >>>

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