“Une nouvelle technologie immatérielle”
Seules quelques technologies généralistes telles que l’électricité, le moteur à vapeur, le chronomètre, l’écriture, la monnaie, la sidérurgie ou l’agriculture ont eu sur notre civilisation un impact tel qu’elles méritent l’emploi du verbe dévorer. De toutes ces technologies, deux seulement sont immatérielles : l’écriture et la monnaie. On peut dire de ces deux technologies qu’elles sont fluides : leur forme peut varier selon les contenants. De même que l’argent peut prendre la forme de tablettes de terre glaise chez les Assyriens, de pièces de monnaie, de chèques ou de cartes de crédit, le logiciel peut prendre la forme de tout matériel informatique : ordinateur, tablette, téléphone, etc.
Le logiciel existe depuis longtemps mais ce n’est qu’au début des années 2000 qu’il est devenu fluide, c’est-à-dire indépendant du matériel informatique qui permet d’y accéder. Depuis lors, le logiciel a tout envahi, à un rythme effréné. Les 50 années après la Seconde Guerre mondiale ont été celles du matériel informatique. Les ordinateurs répondaient avant tout à des besoins existants : suivi de stock, gestion de paye… Les spécialistes de l’informatique prenaient le problème à l’envers : ils ne faisaient que résoudre des problèmes de l’âge industriel sans explorer l’informatique pour elle-même.
C’est aux alentours de l’an 2000 (ce qui, par ailleurs, coïncide avec la crise des dot com) que s’est révélée la vraie nature du logiciel et que l’on a pris conscience de son indépendance vis-à-vis du matériel informatique. L’économie du logiciel a pris son envol au moment où l’industrie du matériel informatique était à son apogée. Cette mutation s’est d’abord déroulée dans le domaine des technologies de l’information puis s’est étendue à tous les autres secteurs de l’économie.
Mais la réalité économique de cette mutation n’est rien en regard de la véritable révolution sociétale qui en a résulté. Aujourd’hui, un adolescent de 14 ans (et donc trop jeune pour entrer dans les statistiques du travail salarié) peut tout à fait apprendre à programmer seul, contribuer de façon importante à des projets open source et même devenir un informaticien quasi-professionnel avant d’avoir atteint la majorité. « Breaking smart », c’est précisément cela : un acteur économique s’approprie rapidement une technologie émergente – en l’espèce un jeune utilise la programmation – pour exercer sur l’avenir une influence déterminante.
De tout le système économique mis en œuvre, une toute petite partie seulement – un ordinateur portable et une connexion Internet – est mesurable par les indicateurs actuels. Si l’on ne considère que les impacts économiques visibles, les effets d’une telle activité pourraient même être vus comme négatifs : le logiciel réduit les coûts. Au contraire, si l’on considère les conséquences économiques de l’histoire de notre jeune programmeur, on s’aperçoit qu’il a économisé les frais de quatre années d’études universitaires coûteuses. Dans certains cas, cet effet de levier peut remettre en cause une industrie toute entière. L’industrie musicale, par exemple : Napster, un logiciel créé par Shawn Fanning alors qu’il n’avait pas encore vingt ans, a déclenché toute une série d’innovations dont l’impact le plus évident a été l’effondrement du marché du disque, entraînant les majors dans son sillage. Si l’on regarde les choses autrement, l’impact caché de cette révolution a été l’apparition d’un grand nombre de labels indépendants et un développement rapide de l’industrie du spectacle.
Dire que le logiciel dévore le monde, c’est chercher à comprendre les deux faces d’une même médaille : d’un côté des effets à taille humaine, quantifiables et qui peuvent même sembler dérisoires, voire négatifs, et d’un autre côté des conséquences profondes, invisibles et positives à terme mais à côté desquelles il est facile de passer si l’on ne sait pas où chercher.
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